Page:Rochefort - Les fantômes blancs, 1923.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.
37
LES FANTÔMES BLANCS

— En effet, je vous croyais encore à la cour.

Un sourire plein d’ironie plissa les lèvres, spirituelles du vieux gentilhomme.

— Vous aviez compté sans la vieille idole Qui règne là-bas. J’ai eu le malheur de lui déplaire… Que voulez-vous, j’étais soldat et Français, avant d’être courtisan. Philippe serra la main du vieillard.

— Je vous comprends et je vous admire, dit-il. Maintenant permettez-moi de vous présenter mon cousin, Georges de Villarnay.

Le vicomte D’Orsay tendit la main au jenne homme.

— Je suis heureux de vous rencontrer, dit-il. J’ai beaucoup connu votre mère ; vous avez dû entendre parler de moi ?

— En effet, ma mère aimait à rappeler les beaux jours passés au château D’Orsay en compagnie de vos sœurs. Ce serait une grande consolation pour elle de vous savoir près de nous.

— Au fait, je ne vous ai pas encore demander le motif de votre présence au Canada ?

— C’est une longue et triste histoire qui peut se résumer en deux mots : Nous sommes des fugitifs…

Et, voyant l’air étonné du vieillard, Philippe lui fit le récit sommaire des événements qui avaient motivé leur départ de France. M. D’Orsay avait écouté en silence les confidence du jeune homme.

— Pauvres enfants ! dit-il, je suis vraiment touché de votre malheur… Mais je bénis la Providence qui vous a placés sur mon chemin. Je vais, d’abord vous présenter à M. de Vaudreuil ; vous pouvez tout lui dire, je me porte garant de sa discrétion, venez.

Les jeunes gens suivirent le vieux gentilhomme, qui les conduisit dans la salle où M. de Vaudreuil donnait ses audiences.

— Je vous amène deux nouveaux soldats, dit M. D’Orsay en entrant, avec la familiarité d’un vieil ami. Mes jeunes amis, messieurs de Villarnay et de Seilhac.

Le gouverneur tendit la main aux deux cousins.

— Soyez les bienvenus, messieurs, dit-il. Nous avons besoin de bras et de cœurs dévoués, dans la lutte qui se prépare. Asseyez-vous, messieurs, et dites-moi à quelles circonstances je dois le plaisir de vous voir dans nos rangs.

— Je comprends votre position, dit le gouverneur, lorsque le jeune homme eut fini. Mais vous pouvez être sans inquiétude ; ici, vous êtes en sûreté. Je vais vous recommander à M. de Montcalm, vous servirez sous ses ordres. Du courage, vous ne manquerez pas d’occasions de vous distinguer ; et plus tard, je possède des amis puissants à la cour… j’userai de leur influence pour obtenir votre rappel en France. Au revoir.

Les jeunes gens se retirèrent en remerciant le gouverneur de son bienveillant accueil.

M. D’Orsay voulut les accompagner un bout de chemin.

— Je vais vous dire adieu, pour quelques semaines, dit l’aimable vieillard en les quittant.

M. de Vaudreuil m’envoie à Montréal. Soyez courageux, mes jeunes amis, vous avez maintenant un protecteur.

— Oui, grâce à vous, ce dont nous vous en sommes bien reconnaissants, dirent les deux amis, en serrant avec effusion, les mains du vicomte qui murmura encore : « Au revoir », et s’éloigna.

Le lendemain, on vint les chercher de la part de M. de Montcalm qui les reçut à merveille, leur fit conter leur histoire, et parut s’intéresser beaucoup à leur position.

— De ce jour, messieurs, dit-il, vous faites partie de l’armée canadienne, et vous conserverez les grades que vous aviez en France. À bientôt, capitaine Georges, et vous aussi lieutenant Philippe. L’occasion de combattre pour la France arrivera bientôt. Je compte sur votre dévouement. Au revoir.


CHAPITRE V
UN REVENANT.


L’hiver passa rapidement, au milieu des préparatifs de guerre.

Malgré de nombreuses démarches, Georges de Villarnay n’avait pu apercevoir les sœurs de son ami, Paul.

Cependant, il était sans inquiétude sur leur compte. Laverdie n’était pas là.

On le disait en Angleterre et l’on ajoutait même, qu’il ne reviendrait au Canada, qu’après la guerre.

Georges eut donné beaucoup pour connaître les demoiselles Merville et d’échanger quelques mots avec elles. Aussi dirigeaient-ils ses promenades de ce côté, mais sans aucun résultat.

— C’est une Bastille en miniature, que cette maison, disait Philippe, qui souvent l’accompagnait.

Georges savait, par Mme Bernier, que les deux sœurs, rassurées sur le sort de leur frère, attendaient avec patience le retour du printemps.

M. Jordan était toujours dans le même état et les médecins défendant toutes émotions, on lui avait laissé ignorer la réclusion des deux jeunes sœurs et la mort présumée de Paul, que Mme Merville avait contée à ses amies, avec toutes les marques du chagrin le plus profond. Elle ajoutait même, avec des soupirs dont les bonnes amies étaient les dupes, que les pauvres petites étaient tellement plongées dans la tristesse, qu’elles se refusaient à recevoir toute visite.

Georges, Philippe et Mme Bernier avaient gardé leur secret.

Les jeunes gens n’avaient pas revu M. D’Orsay.

Le mois de mai était arrivé et le service devenait de jour en jour plus fatiguant et nos deux amis n’avaient plus le loisir de faire de longues promenades. Cependant, un soir, tentés par un clair de lune magnifique, ils résolurent de descendre à la Basse-Ville.

Arrivés là, ils se rendirent sur les quais, déserts à cette heure, et s’amusèrent à regarder les vagues qui venaient se briser à leurs pieds avec un clapotis très doux, comme une plainte. Certes, ils étaient très braves tous deux, mais la pensée qu’avant un mois peut-être, les vaisseaux ennemis sillonneraient ces flots où, la clarté de l’astre des nuits mettait des lueurs