Page:Rochefort - Les fantômes blancs, 1923.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
LES FANTÔMES BLANCS

— Les enfants sont bien, quoique bien affectés les pauvres petits, mais les médecins désespèrent de sauver notre cher David.

— Conduisez-moi vers lui.

M. Murray introduisit le voyageur dans la chambre du malade, qui gisait sur son lit si pâle et si défait, que M. Jordan se demanda avec angoisse s’il n’allait pas mourir là sous ses yeux.

M. Jordan s’approcha du lit et posa sa main sur la main glacée du malade. Celui-ci tressaillit, ouvrit les yeux et les fixa sur le visage anxieux penché sur lui.

— Charles, dit-il, ah ! tu as bien fait de venir… Amélie m’appelle… je ne puis lui survivre… Je te lègue ma petite Lily… Ellen, sois bon pour elle… Arold, fais venir les enfants et le prêtre…

Harry et Lilian vinrent s’agenouiller près du lit ; Ellen resta debout.

— Ne pleurez pas, mes enfants, murmura le malade d’une voix à peine intelligible, je vais rejoindre celle que j’ai tant aimée… Du haut du ciel nous veillerons sur vous… Harry, sois fidèle à la foi catholique… Arold, souviens-toi…

Le prêtre entra à ce moment. M. Murray se pencha vers son frère :

— Sois en paix, David, dit-il d’un ton solennel, devant Dieu qui m’entend, je jure d’étudier ta foi, qui fut celle de notre mère, et de profiter de ses enseignements.

Une joie qui n’avait rien d’humain apparut sur le visage du mourant ; il tendit la main vers le prêtre :

— Je suis en paix avec mon Dieu, dit-il ; merci, Arold, je meurs content… Mon Père, bénissez-nous tous, et… priez…

Le prêtre étendit la main sur les têtes inclinées devant lui, et commença les dernières prières d’une voix tremblante. Cet homme qui agonisait là avait été son ami depuis l’enfance, et bien souvent ses conseils avaient relevé son courage dans l’exercice de son rude apostolat. Tout à coup, le malade se souleva sur son lit :

— Walter, dit-il, (c’était le nom du prêtre), Walter, adieu… Puis, sa main déjà glacée se posa sur la tête de ses enfants, il murmura quelques mots inintelligibles, et ce fut tout… Le chrétien fervent, l’homme intègre était devant Dieu.

Ellen, pâle et froide, emporta la petite Lilian qui appelait son père et voulait demeurer près de lui ; elle essaya de la calmer par de douces paroles, mais l’enfant s’échappa et courut se réfugier près de Maggy qui réussit à l’endormir.

La douleur d’Harry, pour être plus calme, n’était pas moins profonde. Il ne quitta la chambre funèbre que pour consoler sa petite sœur et aider ses oncles dans les préparatifs des funérailles.

M. O’Reilly fut inhumé à côté de sa femme, dans le caveau de la famille.

Après le retour de l’église. M. Murray rassembla toute la famille au salon.

— Monsieur, dit-il, en s’adressant à l’armateur, les affaires de mon frère sont parfaitement en ordre ; sa propriété, ici, trouve un acquéreur sérieux : ce sera la dot de Lilian. Quant à Harry, je me charge de son avenir si la maison d’un vieux célibataire ne lui paraît pas trop ennuyeuse.

— Je vous suivrai avec plaisir, cher oncle, dit le jeune garçon, quoi qu’il m’en coûte de me séparer de Lily ; j’ai hâte de terminer mes études, afin de pouvoir vous être utile ensuite.

— Nous verrons plus tard. Maintenant, Ellen, qu’allons-nous décider pour toi ? As-tu l’intention de demeurer ici ?

La jeune fille baissa la tête et ne répondit pas.

— C’était le vœu de notre cher David, dit M. Jordan, de me confier la garde de Mademoiselle en même temps que celle de Lilian.

Ellen releva la tête, ses yeux brillaient maintenant d’une joie triomphante.

— Oh oui ! Emmenez-moi, Monsieur, dit-elle, je serais si seule, ici. Là-bas, j’aurai du moins ma petite Lily. D’ailleurs, je ne veux pas être une charge pour vous, Monsieur ; je trouverai facilement des élèves dans votre pays, car je sais fort bien le français, acheva-t-elle avec orgueil.

— Je ne vous contrarierai pas, ma chère enfant, dit M. Jordan avec un sourire, cependant, nous aurions été heureux, ma femme et moi, de vous nommer notre fille.

— Vous êtes mille fois, bon, Monsieur, mais vous aurez Lily.

Lilian vint alors s’appuyer sur l’épaule de son oncle :

— Maggy pleure, dit-elle, elle va se trouver si seule, elle n’a pas de parents à Dublin ; dites, oncle Charles, si elle venait avec nous ! Je l’aime tant, ajouta la petite, les larmes aux yeux.

— Va lui dire qu’elle ne pleure pas et qu’elle prépare tout pour le départ. Demain, nous serons en route, dit M. Jordan.

— Et nous, après-demain, dit M. Murray, le temps de signer les contrats de vente et nous serons prêts.

— Vous m’amènerez ce grand garçon quelquefois, n’est-ce pas ?

— Certainement, je vais souvent en France, et je vous laisserai Harry pour quelques jours.

— Ce n’est pas ainsi que je l’entends, dit l’armateur avec un sourire ; je voudrais que vous passiez chez moi les mois de vacances. J’ai un petit ami qui sera heureux de faire connaissance avec mon neveu.

— Eh bien ! c’est chose promise alors, dit M. Murray, en se levant.

Les adieux furent courts le lendemain : on devait se revoir dans deux mois. Nous laisserons les voyageurs sur leurs routes respectives et nous devancerons M. Jordan en France.


CHAPITRE III
UN INTÉRIEUR.


Dans la salle à manger d’une grande et belle maison située près du port, plusieurs personnes sont réunies.

Nous sommes au Havre, dans la maison de M. Jordan.

Mme Jordan est assise près d’une table et cause avec une jeune femme frêle et pâle qu’on appelle Mme Merville.

Celle-ci est accompagnée de ses trois enfants : Paul, un garçon de 15 ans, et deux filles dont l’aînée, Marguerite, vient d’avoir 14 ans,