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gueilleuse de ton rang, doucement enivré des plaisirs, élégants qui remplissaient ta vie ; j’aimais l’éclat, la fortune, j’aimais tout ce qui te rendait heureux ; quand une belle journée parait les alentours de ta demeure et faisait resplendir la campagne épanouie et parfumée sous tes pas, je remerciais la nature ; il me semblait que ces tableaux riants, ces émanations bienfaisantes, devaient être plus doux pour toi que pour tout autre, parce qu’au milieu des êtres qui animaient ce paysage était cachée pour toi une tendre mère.

« À la fin de l’automne, il fallut te voir partir ; mais l’hiver qui suivit ne fut pas trop pénible à passer. Je savais que tu reviendrais à la belle saison ; j’entendis souvent parler de toi ; tout le monde disait dans le village que le jeune comte de Rocheboise était facile à vivre, doux, humain, généreux, et aussi bon à connaître qu’à voir. T’attendre et écouter chaque jour répéter tes louanges suffisait à mon cœur.

« Du reste, ma condition n’avait rien de trop dur. Les paysans dont je gardais le troupeau me traitaient avec bonté, et je ne les voyais qu’un moment chaque soir. Comme la chevrière que j’avais remplacée s’appelait Jeanne, ils me donnèrent par habitude le même nom. La pauvre femme dont à mon arrivée je rencontrai le convoi sur le rivage, en passant près de moi pour se rendre à sa dernière demeure, me légua son nom avec sa place, et depuis ce moment je l’ai toujours porté.

« J’étais libre et errante tout le jour ; j’avais la solitude au grand air, plus favorable que celle du cloître au repos et à la sérénité d’âme. La prière venait aussi remplir doucement mes heures, car depuis que j’étais sans cesse en face de la nature, et que dégagée de la règle monacale mon cœur s’élevait à Dieu selon ses libres inspirations, j’avais repris cette piété large et élevée qui seule fortifie et console.

« Je dépassai ainsi deux années au Bas-Meudon. »

« Jeanne appuya son regard sur Herman, et ajouta :

« — Toujours errante autour du château et souvent la nuit comme le jour, rien de ce qui s’y est passé, à cette époque, n’a été perdu pour moi.

« Mais bientôt arrivèrent les revers de fortune de M. de Rocheboise. J’appris que la maison du Bas-Meudon ne lui appartenait plus, qu’elle allait être fermée ou habitée par d’autres maîtres.