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DE LA LANGUE FRANÇAISE.


vont la donner à sa prononciation. C’est en France et à la face des nations que deux hommes se sont trouvés entre le ciel et la terre, comme s’ils eussent rompu le contrat étemel que tous les corps ont fait avec elle[1]. Ils ont voyagé dans les airs, suivis des cris de l’admiration et des alarmes de la reconnaissance. La commotion qu’un tel spectacle a laissée dans les esprits durera long-temps ; et si, par ses découvertes, la physique poursuit ainsi l’imagination dans ses derniers retranchemens, il faudra bien qu’elle abandonne ce

    gue et les lèvres, il se charge d’une consonne à chaque coup ; et se modifiant en une infinité d’articulations, il rend la variété de nos idées.
    Sur ce principe, M. Mical applique deux claviers à ses Têtes parlantes : l’un en cylindre, par lequel on n’obtient qu’un nombre déterminé de phrases ; mais sur lequel les intervalles des mots et leur prosodie sont marqués correctement. L’autre clavier contient, dans l’étendue d’un ravalement, toutes les syllabes de la langue française, réduites à un petit nomhre par une méthode ingénieuse et particulière à l’Auteur. Avec un peu d’habitude et d’habileté, on parlera avec les doigts, comme avec la langue ; et on pourra donner au langage des têtes, la rapidité, les repos et toute l’expression enfin que peut avoir la parole, lorsqu’elle n’est point animée par les passions. Les étrangers prendront la Henriade ou le Télémaque, et les feront réciter d’un bout à l’autre, en les plaçant sur le clavecin vocal, comme on place des partitions d’opéra sur les clavecins ordinaires.
    Quand les Têtes-parlantes ne seraient qu’un objet de curiosité, elles obtiendraient certainement la première place en mécanique : mais elles ont en outre une utilité d’en genre si peu commun et si près de nous en même tems, qu’on en sera frappé comme moi.
    L’histoire des langues anciennes n’est pas complette, parce que nous n’avons jamais que la langue écrite, et que la langue parlée est toujours perdue pour nous : voilà pourquoi nous les appelions Langues mortes. En effet, le grec et le latin ne nous offrent que des signes morts, auxquels on ne pourrait redonner la vie, qu’en y attachant la prononciation qui les animait autrefois ; ce qui est impossible, puisqu’il faudrait deviner les différences valeurs que ces peuples donnaient à leurs lettres et à leurs syllabes.
    Si donc l’antiquité eût construit des têtes d’airain, et qu’on nous les eût conservées, nous n’aurions pas cette incertitude, et nous serions encore charmés des périodes de Cicéron et des beaux vers de Virgile, que les peuples d’Europe estropient chacun à sa manière.
    Et nous, qui sommes la postérité des peuples passés, ne serions-nous pas charmés d’entendre le français tel qu’on le parlait à la Cour d’Henri IV seulement ? Les livres qu’ont laissés nos pères, et ceux que nous faisons, nous avertissent, par comparaison, des variations du style et du goût : ainsi les Têtes parlantes avertiraient nos enfans des changemens de la prononciation, en leur fournissant un objet de comparaison que nous n’avons pas. C’est ainsi que les mots cucullus, Baubo, dont l’on imite le chant du coucou, et l’autre la voix du chien, prouvent évidemment que les Latins prononçaient l’u en ou. Dulcis, doux ; multum, moult ; currere, courir ; surdus, sourd, etc.
    Il serait bon que toutes les nations écrivissent les cris et les sons et même les bruits tels que nous les ratendons chez les animaux et dans tous les corps sonores ou retentissans. La postérité verrait par là quelle était la valeur des voyelles et de la plupart des consonnes ches les peuples actuels.
    Voilà donc un ouvrage dont la France peut s’honorer, après lequel tous les grands Artistes ont soupiré, et que tous les Charlatans ont annoncé de siècle en siècle, mais tantôt c’était un homme caché dans le corps de la statue qui parlait, tantôt de longs tuyaux qui portaient une voix dont la statue n’était que complice : toujours l’artifice et le mensonge à la place du génie et de l’art ; la parole n’était encore sortie que d’une bouche animée.
    On peut dire que si les allemands ont inventé l’imprimerie des caractères, un Français a trouvé celle des articulations ; et que la prononciation de la parole, si fugitive pour l’oreille, peut se trouver à jamais fixée par les têtes d’airain. Elles animeront nos bibliothéques ; et c’est par les livres et par elles que sera confirmée, contre tous les efforts du temps, l’irrévocable alliance de l’oreille et des yeux dans le langage.
    P. S. Observez que le gouvernement de 1782 et 1783, en France, sur le rapport du lieutenant de police Le Noir, ayant refusé d’acheter les têtes de l’abbé Mical, ce malheureux artiste, accablé de dettes, brisa son chef-d’œuvre dans un moment de désespoir. Je n’étais pas alors à Paris : à mon retour, je le trouvai dans un état voisin de la léthargie. Il est mort très-pauvre en 1789.

  1. Allusion à l’invention des globes aérostatiques, et au voyage de MM. Charles et Robert.