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DE LA LANGUE FRANÇAISE.


que des motifs. Malheur à celle dont on dira qu’elle a tout défini ! Les accords plaisent à l’oreille par la même raison que les saveurs et les parfums plaisent au goût et à l’odorat.

Mais si la rigide construction de la phrase gêne la marche du musicien, l’imagination du poëte est encore arrêtée par le génie circonspect de la langue. Les métaphores des poëtes étrangers ont toujours un degré de plus que les nôtres[1]; ils serrent le style figuré de plus près, et leur poésie est plus haute en couleur. Il est généralement vrai que les figures orientales étaient folles ; que celles des Grecs et des Latins ont été hardies, et que les nôtres sont simplement justes. Il faut donc que le pacte français plaise par la pensée, par une élégance continue, par des mouvemens heureux, par des alliances de mots. C’est ainsi que les grands maîtres n’ont pas laissé de cacher d’heureuses hardiesses dans le tissu d’un style clair et sage ; et c’est de l’artifice avec lequel ils ont su déguiser leur fidélité au génie de leur langue, que résulte tout le charme de leur style. Ce qui fait croire que la langue française, sobre et timide, serait encore la dernière des langues, si la masse de ses bons écrivains ne l’eût poussée au premier rang, en forçant son naturel.

Un des plus grands problèmes qu’on puisse proposer aux hommes, est cette constance de l’ordre régulier dans notre langue. Je conçois bien que les Grecs et même les Latins, ayant donné une famille à chaque mot et de riches modifications à leurs finales, se soient livrés aux plus hardies tournures pour obéir aux impressions qu’ils recevaient des objets : tandis que dans nos langues modernes l’embarras des conjugaisons et l’attirail des articles, la présence d’un nom mal apparenté ou d’un verbe défectueux, nous font tenir sur nos gardes, pour éviter l’obscurité. Mais pourquoi, entre les langues modernes, la nôtre s’est-elle trouvée seule si rigoureusement asservie à l’ordre direct ? Serait-il vrai que par son caractère la nation française eût souverainement besoin de clarté ?

Tous les hommes ont ce besoin sans doute ; et je ne croirai jamais que dans Athènes et dans Rome les gens du peuple ayent usé de fortes inversions. On voit même leurs plus grands écrivains se plaindre de l’abus qu’on en faisait en vers et en prose. Ils sentaient que l’inversion était l’unique source des difficultés et des équivoques dont leurs langues fourmillent ; parce qu’une fois l’ordre du raisonnement sacrifié, l’oreille et l’imagination, ce qu’il y a de plus capricieux dans l’homme[2], restent maîtresses du discours. Aussi, quand

    comme le menuet et la sarabande ; la musique la plus lourde et la construction directe qui est la moins vive.

  1. Virgile dit, par exemple : Capulo tenus abdidit ensem, il cacha son épée, dans le sein de Priam ; et nous disons, il l’enfonça ; or il y a un degré entre enfoncer et cacher, et nous nous arrêtons au premier. Ingrato cineri pour cendre insensible ; or elle est ingrate, si elle est insensible aux pleurs qu’on verse sur elles : mais nous nous arrêtons à l’épithète d’insensible.
  2. L’harmonie imitative dans le langage, achève et perfectionne la description d’un objet, parce qu’elle rend à l’oreille l’impression que l’objet fait sur les sens. Elle se trouve dans le nom même de la chose, ou dans le verbe qui exprime l’action. Quand le nom et le verbe n’ont pas d’harmonie qui imite, on ne parvient à la créer que par le choix des épithètes et la coupe des phrases. Le nom qu’on appelle Substantif doit avoir son harmonie, quand l’objet qu’il exprime a toujours une même manière d’être : ainsi tonnerre, grêle, tourbillon, sont des mots chargés d’r, parce qu’il ne peuvent exister, sans produire uns sensation bruyante. L’eau, par exemple, est indifférente à tel ou tel état ; aussi, sans aucune sorte d’harmonie par elle-même, elle en acquiert au besoin par le concours des épithètes et des verbes : l’eau turbulente frémit, l’eau paisible coule. Il y a dans notre langue beaucoup de mots sans harmonie, ce qui la rend peu traitable pour la poésie, qui voudrait réunir tous les genres de peinture. Il y a des mots d’une harmonie fausse, comme lentement, qui devrait se traîner, et qui est bref ; aussi les poëtes préfèrent à pas lents. Les Latins ont festina, qui devrait courir, et qui se trahie sur trois longues. On a fait dans notre langue, plus que dans aucune autre, des sacrifices à l’harmonie : on a dit mon âme pour ma âme ; de cruelles gens, de bonnes gens, pour ne pas dire de cruels gens, de bons gens ou des gens bons ; mais on dit des gens cruels. Par exemple, la beauté harmonique du participe béant, béante, l’a conservé, quoique le verbe béer soit vieilli. Le verbe ouïr qui s’affiliait si bien au sens de l’ouïe, aux mots d’oreille, d’auditeur, d’audience, ne nous a laissé que son adjectif ouï et les tems qui en sont composés : pour tout le reste nous employons le verbe entendre, qui vient d’en-