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DE LA LANGUE FRANÇAISE.


il prendrait plutôt celles des autres : c’est presque sans sortir de chez lui que le Français a étendu la sienne.

Supposons enfin que par sa position, l’Angleterre ne se trouvât pas reléguée dans l’Océan, et qu’elle eût attiré ses voisins ; il est encore probable que sa langue et sa littérature n’auraient pu fixer le choix de l’Europe ; car il n’est point d’objection un peu forte contre la langue allemande, qui n’ait encore de la force contre celle des Anglais : les défauts de la mère ont passé jusqu’à la fille. Il est vrai aussi que les objections contre la littérature anglaise, deviennent plus terribles contre celle des Allemands : ces deux peuples s’excluent l’un par l’autre.

Quoiqu’il en soit, l’événement a démontré que la langue latine étant la vieille souche[1], c’était un de ses rejetons qui devait fleurir en Europe. On peut dire, en outre, que si l’Anglais a l’audace des langues à inversions, il en a l’obscurité, et que sa syntaxe est si bizarre, que la règle y a quelquefois moins d’applications que d’exceptions. On lui trouve des formes serviles qui étonnent dans la langue d’un peuple libre, et la rendent moins propre à la conversation que la langue française, dont la marche est si leste et si dégagée. Ceci vient de ce que les Anglais ont passé du plus extrême esclavage à la plus haute liberté politique ; et que nous sommes arrivés d’une liberté presque démocratique, à une Monarchie presque absolue. Les deux nations ont gardé les livrées de leur ancien état, et c’est ainsi que les langues sont les vraies médailles de l’histoire. Enfin la prononciation de cette langue n’a ni la plénitude ni la fermeté de la nôtre.

J’avoue que la littérature des Anglais offre des monumens de profondeur et d’élévation, qui seront l’éternel honneur de l’esprit-humain : et cependant leurs livres ne sont pas devenus les livres de tous les hommes ; ils n’ont pas quitté certaines mains ; il a fallu des essais et de la précaution pour n’être pas rebuté de leur ton, de leur goût et de leurs formes. Accoutumé au crédit immense qu’il a dans les affaires, l’Anglais semble porter cette puissance fictive dans les lettres, et sa littérature en a contracté un caractère d’exagération opposé au bon-goût : elle se sent trop de l’isolement du peuple et de l’écrivain ; c’est avec une ou deux sensations que quelques Anglais ont fait un livre[2]. Le désordre leur a plû, comme si l’ordre leur eût semblé trop près de je ne sais quelle servitude : aussi leurs ouvrages qu’on ne lit pas sans fruit, sont trop souvent dépourvus de charme ; et le lecteur y trouve toujours la peine que l’écrivain ne s’est pas donnée.

Mais le Français ayant reçu des impressions de tous les peuples de l’Europe, a placé le goût dans les opinions modérées, et ses livres composent la bibliothèque du genre-humain. Comme les Grecs, nous avons eu toujours dans le temple de la gloire, un autel pour les graces, et nos rivaux les ont trop oubliées. On peut dire par supposition, que si le monde finissait tout-à-coup, pour faire place à un monde nouveau, ce n’est point un excellent livre anglais, mais un excellent livre français qu’il faudrait lui léguer, afin de lui donner de notre espèce humaine une idée plus heureuse. A richesse égale, il faut que la sèche raison cède le pas à la raison ornée.

Ce n’est point l’aveugle amour de la patrie ni le préjugé national qui m’ont conduit dans ce rapprochement des deux peuples ; c’est la nature et l’évidence des faits. Eh ! qu’elle est la nation qui loue plus franchement que nous ? N’est-ce pas la France qui a tiré la littérature anglaise du fond de son île ? N’est-ce pas Voltaire qui a présenté Loke et même Newton à

  1. On sait bien que le celte contient les radicaux d’une foule de mots dans toutes les langues de l’Europe à peu près, sans en excepter la grecque et la latine. Mais on suit ici les idées reçues, sur le latin et l’allemand ; et on les considère comme des langues mères qui ont leurs racines à part. Ajoutez que ce n’est point parce qu’une langue a tiré beaucoup de mots d’une langue qu’on doit annoncer qu’elle en descend ; c’est la construction de la phrase, les verbes anxiJiaires, etc., qui décident du génie et de l’origine d’une langue. Ainsi, l’italien, l’espagnol et le français, tout larges qu’ils sont de mots empruntes du latin, ne sont pas d’origine latine. Une maison moderne bâtie avec les matériaux d’un vieux temple grec, n’aurait d’antique que ses pierres ; son style serait moderne.
  2. Comme Young, avec la nuit et le silence.
b.