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xv
DE LA LANGUE FRANÇAISE.


sée a toujours un voile, et la modération exilée des mœurs se réfugie dans le langage ; ce qui le rend plus fin et plus piquant. Lorsque, par une heureuse absence de finesse et de précaution, la phrase montre la pensée toute nue, le naïf parait. De même chez les peuples vêtus, une nudité produit la pudeur : mais les nations qui vont nues, sont chastes sans être pudiques, comme les Gaulois étaient naturels sans être naïfs. On pourrait ajouter que ce qui nous fait sourire dans une expression antique, n’eut rien de plaisant dans son siècle, et que telle épigramme chargée du sel d’un vieux mot, eût été fort innocente, il y a deux cents ans. Il me semble donc, qu’il est ridicule, quand on n’a pas la naïveté, d’en emprunter les livrées : nos grands écrivains l’ont trouvée dans leur âme, sans quitter leur langue, et celui qui, pour être naïf, emprunte une phrase d’Amiot, demanderait, pour être brave, l’armure de Bayard.

C’est une chose bien remarquable, qu’à quelque époque de la langue française qu’on s’arrête, depuis sa plus obscure origine jusqu’à Louis XIII, et dans quelque imperfection qu’elle se trouve de siècle en siècle, elle ait toujours charmé l’Europe, autant que le malheur des tems l’a permis. Il faut donc que la France ait toujours eu une perfection relative et certains agrémens fondés sur sa position et sur l’heureuse humeur de ses habitans. L’histoire qui confirme partout cette vérité, n’en dit pas autant de l’Angleterre.

Les Saxons l’ayant conquise, s’y établirent, et c’est de leur idiôme et de l’ancien jargon du pays que se forma la langue anglaise, appelée Anglo-Saxon. Cette langue fut abandonnée au peuple, depuis la conquête de Guillaume jusqu’à Édouard III ; intervalle pendant lequel la cour et les tribunaux d’Angleterre ne s’exprimèrent qu’en français. Mais enfin la jalousie nationale s’étant réveillée, on exila une langue rivale que le génie anglais repoussait depuis long-tems. On sent bien que les deux langues s’étaient mêlées malgré leur haine ; mais il faut observer que les mots français qui émigrèrent en foule dans l’anglais, et qui se fondirent dans une prononciation et une syntaxe nouvelle, ne furent pourtant pas défigurés : si notre oreille les méconnaît, nos yeux les retrouvent encore ; tandis que les mots latins qui entraient dans les différens jargons de l’Europe, furent toujours mutilés, comme les obélisques et les statues qui tombaient entre les mains des Barbares. Cela vient de ce que les Latins ayant placé les nuances de la déclinaison et de la conjugaison dans les finales[1] des mots, nos ancêtres qui avaient leurs articles, leurs pronoms et leurs verbes auxiliaires,

  1. Les Italiens, les Français et les Espagnols ayant adopté les verbes auxiliaires de l’ancien celte, les heureux composés du grec et du latin leur semblèrent des hiéroglyphes trop hardis ; ils aimèrent, mieux ramper à l’aide du verbe auxiliaire et du participe passé, et dire, j’aurais aimé, qu’amavissem. Cette timidité des peuples modernes explique aussi la nécessité des articles et des pronoms. On sait que la distinction des cas, des genres et des nombres, chez les Grecs et les Latins, se trouve dans la variété de leurs finales. Mais pour l’Europe moderne, cette différence réside dans les signes qui précèdent les verbes et les noms, et les finales sont toujours uniformes dans les noms, et dans la plupart des tems du verbe. En y réfléchissant, on voit que les lettres et les mots sent des puissances connues avec lesquelles on arrive sans cesse à l’inconnu, qui est la phrase ou la pensée ; et d’après cette idée algébrique, on peut dire que les articles et les pronoms sont des exposans placés devant les mots pour annoncer leurs puissances.
    L’homme donna des noms aux objets qui le frappaient ; il nomma aussi les qualités dont ces objets étaient doués : voilà deux espèces de noms, le substantif et l’adjectif, si on veut les appeller ainsi. Mais pour créer le verbe, il fallut revenir sur l’impression que l’objet ou ses qualités avaient faite en nous : il fallut réfléchir et comparer ; et sur le premier jugement que l’homme porta, naquit le verbe ; c’est le mot par excellence. C’est un lien universel et commun qui réunit dans nos idées les choses qui existent séparément hors de nous ; c’est une perpétuelle affirmation pour le oui ou le non : il rapproche les diverses images que présente la nature, et en compose le tableau général ; sans lui point de langue : il est toujours exprimé ou sous-entendu. EST, verbe unique dans toutes les langues, parce qu’il représente une opération unique de l’esprit ; verbe simple et primitif, parce que tous les autres ne sont que des déguisemens de celui-là. Il se modifie pour se plier aux différens besoins de l’homme, suivant les tems, les personnes et les circonstances. Je suis, c’est-à-dire, moi, est, être est une prolongation indéfinie du mot est ; j’aime, c’est-à-dire je suis en amour, etc. C’est une clé générale avec laquelle on trouve la solution de toutes les difficultés que renferment les verbes.