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DE LA LANGUE FRANÇAISE.


tout entier que dans la perfection même de la société : la maturité du langage et celle de la nation arrivèrent ensemble.

En effet, quand l’autorité publique est affermie, que les fortunes sont assurées, les privilèges confirmés, les droits éclaircis, les rangs assignés ; quand la nation heureuse et respectée jouit de la gloire au dehors, de la paix et du commerce au dedans ; lorsque dans la capitale un peuple immense se mêle toujours sans jamais se confondre : alors on commence à distinguer autant de nuances dans le langage que dans la société ; la délicatesse des procédés amène celle des propos ; les métaphores sont plus justes, les comparaisons plus nobles, les plaisanteries plus fines ; la parole étant le vêtement de la pensée, on veut des formes plus élégantes. C’est ce qui arriva aux premières années du règne de Louis XIV. Le poids de l’autorité royale fit rentrer chacun à sa place : on connut mieux ses droits et ses plaisirs : l’oreille plus exercée exigea une prononciation plus douce : une foule d’objets nouveaux demandèrent des expressions nouvelles : la langue française fournit à tout, et l’ordre s’établit dans l’abondance.

Il faut donc qu’une langue s’agite jusqu’à ce qu’elle se repose dans son propre génie, et ce principe explique un fait assez extraordinaire. C’est qu’aux treizième et quatorzième siècle, la langue française était plus près d’une certaine perfection, qu’elle ne le fut au seizième[1]. Ses élémens s’étaient déjà incorporés ; ses mots étaient assez fixes, et la construction de ses phrases, directe et régulière : il ne manquait donc à cette langue que d’être parlée dans un siècle plus heureux, et ce tems approchait. Mais, contre tout espoir, la renaissance des lettres la fit tout-à-coup rebrousser vers la barbarie. Une foule de poëtes s’élevèrent dans son sein, tels que les Jodelle, les Baïf et les Ronsard. Épris d’Homère et de Pindare, et n’ayant pas digéré les beautés de ces grands modèles, ils s’imaginèrent que la nation s’était trompée jusques-là, et que la langue française aurait bientôt le charme du grec, si on y transportait les mots composés, les diminutifs, les péjoratifs, et surtout la

    elle n’a pas le prononcé, et des prononcés dont elle n’a pas les caractères. C’est par respect, dit-on, pour l’étymologie, qu’on écrit philosophie et non filosofie. Mais, ou le lecteur sait le grec, ou il ne le sait pas ; s’il l’ignore, cette orthographe lui semble bizarre et rien de plus : s’il connaît cette langue, il n’a pas besoin qu’on lui rappelle ce qu’il sait. Les Italiens, qui ont renoncé dès long-tems à notre méthode, et qui écrivent comme ils prononcent, n’en savent pas moins le grec ; et nous ne l’ignorons pas moins, malgré notre fidelle routine. Mais on a tant dit que les langues sont pour l’oreille ! Un abus est bien fort, quand on a si long-tems raison contre lui. Sans compter que nous ne sommes pas constamment fidelles aux étymologies, car nous écrivons fantôme, fantaisie, etc. et philtre ou filtre etc.
    J’observerai cependant que les livres se sont fort multipliés, et que les langues sont autant pour les yeux que pour l’oreille : la réforme est presqu’impossible. Nous sommes accoutumés à telle orthographe : elle a servi à fixer les mots dans notre mémoire ; sa bizarrerie, fait souvent toute la physionomie d’une expression, et prévient dans la langue écrite les fréquentes équivoques de la langue parlée. Aussi, dès qu’on prononce un mot nouveau pour nous, naturellement nous demandons son orthographe, afin de l’associer aussitôt à sa prononciation. On ne croit pas savoir le nom d’un homme, si on ne l’a vu par écrit. Je devrait dire encore que les peuples du Nord et nous, avons altéré jusqu’à l’alphabet des Grecs et des Romains ; que nous avons prononcé l’e en a, comme dans prudent ; l’i en e comme dans invincible, etc. que les Anglais sont là-dessus plus irréguliers que nous : mais qui est-ce qui ignore ces choses ? Il faut observer seulement qu’outre l’universalité des langues, il y en a une de caractères. Du tems de Pline, tous les peuples connus se servaient des caractères Grecs ; aujourd’hui l’alphabet romain s’applique à toutes les langues d’Europe.

  1. Voici des vers de Thibaut, comte de Champagne :

    Ni empereur ni roi n’ont nul pouvoir
    Au prix d’amour ; de ce m’ose vanter :
    Ils peuvent bien donner de leur avoir,
    Terres et fiefs, et fourbes pardonner,
    Mais amour peut homme de mort garder,
    Et donner joye qui dure.
    etc. etc. etc.