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DE L'UNIVERSALITÉ


sur cette analogie, afin de prouver combien le goût qu’on a dans l’Europe pour les Français, est inséparable de celui qu’on a pour leur langue ; et combien l’estime dont cette langue jouit, est fondée sur celle que l’on sent pour la nation.

Voyons maintenant si le génie et les écrivains de la langue anglaise auraient pû lui donner cette universalité qu’elle n’a point obtenue du caractère et de la réputation du peuple qui la parle. Opposons sa langue à la nôtre, sa littérature à notre littérature, et justifions le choix de l’univers.

S’il est vrai qu’il n’y eut jamais ni langage ni peuple sans mélange, il n’est pas moins évident qu’après une conquête il faut du tems pour consolider le nouvel Etat, et pour bien fondre ensemble les idiômes et les familles des vainqueurs et des vaincus. Mais on est étonné, quand on voit qu’il a fallu plus de mille ans à la langue française, pour arriver à sa maturité. On ne l’est pas moins, quand on songe à la prodigieuse quantité d’écrivains qui ont fourmillé dans cette langue depuis le cinquième siècle jusqu’à la fin du seizième, sans compter ceux qui écrivaient en Latin. Quelques monumens qui s’élèvent encore dans cette mer d’oubli, nous offrent autant de français différens[1]. Les changemens et les révolutions de la langue étaient si brusques, que le siècle où on vivait dispensait toujours de lire les ouvrages du siècle précédent. Les auteurs se traduisaient mutuellement[2] de demi-siècle en demi-siècle, de patois en patois, de vers en prose et dans cette longue galerie d’écrivains, il ne s’en trouve pas un qui n’ait cru fermement que la langue était arrivée pour lui à sa dernière perfection. Paquier affirmait de son tems, qu’il ne s’y connaissait pas, ou que Ronsard avait fixé la langue française.

A travers ces variations, on voit cependant combien le caractère de la nation influait sur elle : la construction de la phrase fut toujours directe et claire. La langue française n’eut donc que deux sortes de barbaries à combattre ; celle des mots et celle du mauvais goût de chaque siècle. Les conquérans français, en adoptant les expressions celtes et latines, les avaient marquées chacune à son coin : on eut une langue pauvre et décousue, où tout fut arbitraire, et le désordre régna dans la disette. Mais quand la Monarchie acquit plus de force et d’unité, il fallut refondre ces monnaies éparses et les réunir sous une empreinte générale, conforme d’un côté à leur origine, et de l’autre au génie même de la nation ; ce qui leur donna une physionomie double : on se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l’orthographe et de la prononciation dure encore[3]. Enfin le bon goût ne se développa

  1. Celui de Saint-Louis, des Romanciers d’après, d’Alain-Chartier, de Froissard ; celui de Marot, de Ronsard, d’Amiot ; et enfin la langue de Malherbe, qui est la nôtre. On trouve la même bigarrure chez tous les peuples. Le latin des douze tables, celui d’Ennius, celui de César, et vers la fin, la latinité du moyen âge.
  2. Le roman de la Rose, traduit plusieurs fois, l’a été en prose par un petit chanoine du quatorzième siècle. Ce traducteur jugea à propos de faire sa préface en quatre vers, que voici :

    Cy est le roman de la Rose
    Qui a été clair et net,
    Translaté de vers en prose
    Par votre humble Moulinet.

  3. L’orthographe est une manière invariable d’écrire les mots, afin de les reconnaître. C’est dans la latinité du moyen âge qu’on voit notre orthographe et notre langue se former en partie. On mutilait le mot latin avant de le rendre français, ou on donnait au mot celte la terminaison latine ; existimare devint estimare ; on eut pensare pour putare ; granditer pour valdè ; menare pour conducere ; fiasco pour lagena ; arpennis pour juger ; beccus pour rostrum, etc. On croit entendre le Malade imaginaire. De là viennent dans les familles de mots, ces irrégularités qui défigurent notre langue : nous sommes infidelles et fidelles tour-à-tour à l’étymologie. Nous disons penser, pensée, penseur, et toup-à-coup putatif, supputer, imputer, etc. Des mots étroitement unis par l’analogie, sont séparés par l’étymologie, et réclament des pères différens, comme main et tact, œil et vue, nez et odorat, etc.
    Mais, pour revenir à notre orthographe, on lui connaît trois inconvéniens ; d’employer d’abord trop de lettres pour écrire un mot, ce qui embarrasse sa marche ; ensuite d’en employer qu’on pourrait remplacer par d’autres, ce qui lui donne du vague ; enfin, d’avoir des caractères dont