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DE LA LANGUE FRANÇAISE.


le côté plaisant de ce monde ; l’Anglais semble toujours assister à un drame : de sorte que ce qu’on a dit du Spartiate et de l’Athénien, se prend ici à la lettre ; on ne gagne pas plus à ennuyer un Français qu’à divertir un Anglais. Celui-ci voyage pour voir ; le Français pour être vu. On n’allait pas beaucoup à Lacédémone, si ce n’est pour étudier son gouvernement ; mais le Français visité par toutes les nations, peut se croire dispensé de voyager chez elles, comme d’apprendre leurs langues, puisqu’il retrouve par-tout la sienne. En Angleterre, les hommes vivent beaucoup entr’eux ; aussi les femmes qui n’ont pas quitté le tribunal domestique, ne peuvent entrer dans le tableau de la nation : mais on ne peindrait les Français que de profil, si on faisait le tableau sans elles ; c’est de leurs vices et des nôtres, de la politesse des hommes et de la coquetterie des femmes, qu’est née cette galanterie des deux sexes qui les corrompt tour-à-tour, et qui donne à la corruption même des formes si brillantes et si aimables. Sans avoir la subtilité qu’on reproche aux peuples du Midi, et l’excessive simplicité du Nord, la France a, la politesse et la grace : et non-seulement elle a la grace et la politesse, mais c’est elle qui en fournit les modèles dans les mœurs, dans les manières et dans les parures. Sa mobilité ne donne pas à l’Europe le tems de se lasser d’elle. C’est pour toujours plaire, que le Français change toujours ; c’est pour ne pas trop se déplaire à lui-même, que l’Anglais est contraint de changer. On nous reproche l’imprudence et la fatuité ; mais nous en avons tiré plus de parti, que nos ennemis de leur flegme et de leur fierté : la politesse ramène ceux qu’a choqués la vanité ; il n’est point d’accommodement avec l’orgueil. On peut d’ailleurs en appeler au Français de quarante ans, et l’Anglais ne gagne rien aux délais. Il est bien des momens où le Français pourrait payer de sa personne ; mais il faudra toujours que l’Anglais paye de son argent ou du crédit de sa nation. Enfin s’il est possible que le Français n’ait acquis tant de graces et de goût qu’aux dépens de ses mœurs, il est encore très-possible que l’Anglais ait perdu les siennes, sans acquérir ni le goût ni les graces.

Quand on compare un peuple du Midi à un peuple du Nord, on n’a que des extrêmes à rapprocher : mais la France, sous un ciel tempéré[1], changeante dans ses manières et ne pouvant se fixer elle-même, parvient pourtant à fixer tous les goûts. Les peuples du Nord viennent y chercher et trouver l’homme du Midi, et les peuples du Midi y cherchent et y trouvent l’homme du Nord. Plas mi Cavalier Francès, c’est le chevalier Français qui me plaît, disait, il y a huit cens ans, ce Frédéric Ier qui avait vu toute l’Europe et qui était notre ennemi. Que devient maintenant le reproche si souvent fait au Français, qu’il n’a pas le caractère de l’Anglais ? Ne voudrait-on pas aussi qu’il parlât la même langue ? La nature en lui donnant la douceur d’un climat, ne pouvait lui donner la rudesse d’un autre : elle l’a fait l’homme de toutes les nations, et son gouvernement ne s’oppose point au vœu de la nature[2].

J’avais d’abord établi que la parole et la pensée, le génie des langues et le caractère des peuples, se suivaient d’un même pas : je dois dire aussi que les langues se mêlent entr’elles comme les peuples ; qu’après avoir été obscures comme eux, elles s’élèvent et s’ennoblissent avec eux : une langue riche ne fut jamais celle d’un peuple ignorant et pauvre. Mais si les langues sont comme les nations, il est encore très-vrai que les mots sont comme les hommes. Ceux qui ont dans la société une famille et des alliances étendues, y ont aussi une plus grande consistance. C’est ainsi que les mots qui ont de nombreux dérivés et qui tiennent à beaucoup d’autres, sont les premiers mots d’une langue et ne vieilliront jamais ; tandis que ceux qui sont isolés, ou sans harmonie, tombent comme des hommes sans recommandation et sans appui. Pour achever le parallèle, on peut dire que les uns et les autres ne valent qu’autant qu’ils sont à leur place. J’insiste

  1. Il est certain que c’est sous les zones tempérées que l’homme a toujours atteint son plus haut degré de perfection.
  2. La terra molle e lieta e dilettosa
    Simili a se gli abitator produce.
    Tasso.