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DE L'UNIVERSALITÉ


tour à tour, n’auraient pas laissé plus de traces dans son cenreau que les flots d’un ruisseau qui passe n’en laissent sous les yeux. Mais l’idée simple a d’abord nécessité le signe, et bientôt le signe a fécondé l’idée : chaque mot a fixé la sienne, et telle est leur association, que si la parole est une pensée qui se manifeste, il faut que la pensée soit une parole intérieure et cachée[1]. L’homme qui parle est donc l’homme qui pense tout haut ; et si on peut juger un homme par ses paroles, on peut aussi juger une nation par son langage. La forme et le fond des ouvrages dont chaque peuple se vante n’y font rien : c’est d’après le caractère et le génie de leur langue qu’il faut prononcer ; car presque tous les écrivains suivent des règles et des modèles, mais une nation entière parle d’après son génie.

On demande souvent ce que c’est que le génie d’une langue, et il est difficile de le dire. Ce mot tient à des idées très-composées ; il a l’inconvénient des idées abstraite et générales ; on craint, en le définissant, de le généraliser encore. Mais afin de mienx rapprocher cette expression de toutes les idées qu’elle embrasse, on peut dire que la douceur ou l’âpreté des articulations, l’abondance ou la rareté des voyelles, la prosodie et l’étendue des mots, leurs filiations, et enfin le nombre et la forme des tournures et des constructions qu’ils prennent entre eux, c’est-à -dire un certain goût, une habitude d’allusions et de métaphores familières et consacrées, qui rendent la plupart des expressions et des idées intraduisibles de nation à nation[2]: telles sont les causes les plus évidentes du génie d’une langue, et ces causes se lient au climat et au caractère de chaque peuple particulier.

Il semble, au premier coup d’œil, que les proportions de l’organe vocal étant invariables, elles auraient dû produire partout les mêmes articulations et les mêmes mots, et qu’on ne devrait entendre qu’un seul langage dans l’univers. Mais si les autres proportions du corps humain, non moins invariables, n’ont pas laissé de changer de nation à nation, et si les pieds, les pouces et les coudées d’un peuple ne sont pas ceux d’un autre, il fallait aussi que l’organe brillant et compliqué de la parole éprouvât de grands changemens de peuple en peuple, et souvent de siècle en siècle. La nature, qui n’a qu’un modèle pour tous les hommes, n’a pourtant pas confondu tous les visages sous une même physionomie. Ainsi, quoiqu’on trouve les mêmes articulations radicales[3] chez des peu-

  1. Que dans la retraite et le silence le plus absolu, un homme entre en méditation sur les objets les plus dégagés de la matière, il entendra toujours au fond de sa poitrine une voix secrète qui nommera les objets à mesure qu’ils passeront en revue. Si cet homme est sourd de naissance, la langue n’étant pour lui qu’une simple peinture, il verra passer tour à tour les hiéroglyphes ou les images des choses sur lesquelles il méditera.
    Telle est l’étroite dépendance où la parole met la pensée qu’il n’est pas de courtisan un peu habile qui n’ait éprouvé qu’à force de dire du bien d’un sot ou d’un fripon en place, on finit par en penser.
  2. Nous disons un petit maître, un joli cadet, et les Romains disaient discinctus nepos ; à armes égales, aequo Marte ; en paix comme en guerre, domi vel belli ; l’aile droite ou l’aile gauche d’une armée, cornu dextrum, cornu sinistrum ; entrailles de père, et non boyaux ; mettre la lumlère sous le boisseau chez les Juifs ; homme de cœur est courageux, homo cordatus est homme de sens chez les Latins ; la société, le cercle, est corona ches les Latins ; fouetter quelqu’un dans les bonnes mœurs, chez les Anglais.
  3. Ce sont ces racines des mots que les étymologistes cherchent obstinément par un travail ingénieux et vain. Les uns veulent tout ramener à une langue primitive et parfaite ; les autres déduisent toutes les langues des mêmes radicaux. Ils les regardent comme une monnaie que chaque peuple a chargée de son empreinte. En effet, s’il existait une monnaie dont tous les peuples se fussent toujours servis, et qu’elle fût indestructible, c’est elle qu’il faudrait consulter pour la fixation des temps où elle fut frappée ; et si cette monnaie était telle que, sans trop de confusion, on eût pu lui donner des marques certaines qui désignassent les empires où elle aurait passé, l’époque de leur politesse ou de leur barbarie, de leur force ou de leur faiblesse, c’est elle encore qui fournirait les plus sûrs matériaux de l’histoire. Enfin, si cette monnaie s’altérait de certaines manières, entre les mains de certains particuliers, que leurs affections lui donnassent de telles couleurs et