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LE POIDS DU JOUR

Michel regarda Marie-Claire qui le regarda aussi d’un regard assuré, un peu railleur. Il y avait quelque chose de changé en elle ; il y avait quelque chose de nouveau, de gênant et de savoureux en même temps qui faisait de Marie-Claire Froment, pourtant inchangée de visage, une autre personne.

— Bonsoir tout le monde, dit Michel en sortant.

Le froid le saisit et lui fit remonter le col de son pardessus. De l’autre côté de la rue, deux larges fenêtres brillaient, deux fenêtres ornées de vitres plombées. C’était le bar de l’hôtel, rempli à déborder et dont sortaient des éclats bruyants chaque fois que la porte s’ouvrait. Cela était presque en face du restaurant ; et ce dernier avait un peu l’air de l’antichambre de la buvette.

Michel monta les marches du perron, ouvrit la porte et se trouva dans le bureau dont il tourna le commutateur.

Il retrouva l’atmosphère quotidienne : les chaises rouges à fond d’osier rangées autour du mur avec les crachoirs de cuivre à demi pleins d’eau. Il régnait là une odeur fade de cigare bon marché. Ceux du notaire.

Levant la barrière qui donnait accès derrière le comptoir, il se mit à l’aise, en bras de chemise sur quoi il mit ses manches de lustrine. Il coiffa sa visière verte, alluma la lampe à abat-jour qui pendait au bout de son fil au-dessus du pupitre et prit dans le coffre-fort les registres et les liasses de papiers. Puis, éteignant le plafonnier, il se mit au travail.

Dans le calme absolu de la soirée, il attaqua les longues colonnes de chiffres qu’il suivait du doigt pour inscrire sur une feuille volante le total. Il n’y avait de bruit que le gargouillement assourdi de la gouttière au bout de la galerie extérieure ; et le rythme maladroit d’une valse qui lui venait à travers la porte feutrée donnant sur le logis du notaire.

Toujours rien ! L’erreur devait être dans un bordereau. Il s’entêtait malgré l’avance de l’heure, afin de pouvoir annoncer au notaire, lorsqu’il rentrerait, que la solution était trouvée. L’horloge marquait déjà dix heures et demie. Il tourna la page.

— Tiens tu es là, Michel !

Le jeune homme leva la tête mais ne vit rien, ébloui, malgré sa visière, par le cône de lumière de la lampe. Il se pencha sur son tabouret afin d’entrer dans la pénombre.

— … Je ne savais pas que tu travaillais, ce soir. Je ne t’ai pas entendu entrer.

— Eh oui ! madame Jodoin, je vérifie les balances. Il y a une petite erreur. Je suis en train de la trouver.

Elle se tenait un peu en avant de la porte qui restait ouverte sur le corridor bref. Michel voyait tout au fond un coin du salon et le piano noir,