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LE POIDS DU JOUR

— C’est tout arrangé. J’ai un buddy qui y était déjà depuis quelques années. On se met ensemble. Dans une ville qui s’appelle Pompano. On doit se retrouver à New-York le 10 octobre et descendre là-bas. Pour être prêts le plus tard en janvier.

Lionel parlait lentement. Rien ne pressait, ici, parmi cette calme nature.

— … On s’est connu en Allemagne. Il était prisonnier, lui aussi. Il a été plus malchanceux que moi. Il a perdu une jambe et un bras. Mais c’est un jolly good fellow

« … Tiens, j’oubliais de te dire : ses vieux étaient Canadiens, à lui aussi. »

— Ils s’appelaient comment ?

— Tu ne les connais pas. C’est son grand-père qui était du Canada. Son père, lui, était du Connecticut. De White Falls… Il s’appelle Moisan. Jack Moisan.

Robert attendit un moment avant que de reprendre.

— J’avais pensé,… je m’étais demandé si tu ne resterais pas au Canada. Il y a de l’argent à faire… et…

La réponse vint tout de suite. Sans violence, mais péremptoire.

— Non ! Je suis américain.

Il dit cela avec une pointe d’orgueil ; et d’une voix volontaire qui était bien celle d’un Garneau.

Le soleil glissait rapidement derrière le massif de la montagne. D’ici on ne voyait plus, tout en haut, que la frange noire des arbres qui filtrait les rayons d’or. Sur la plaine, c’est encore le jour. Mais déjà l’air fraîchissait. Le ciel était couvert d’un masque de nuages où le soleil allumait par-dessous des feux roses étranges et variables.

Ils restèrent ainsi longtemps silencieux.

Puis ils parlèrent de tout. Le père, de la vie à Montréal et à Saint-Hilaire ; surtout Lionel, de la vie aux États-Unis, celle d’hier et encore plus, celle de demain.

Ils se turent encore une fois.

— Sais-tu, papa, que tu n’es pas malchanceux, après tout.

— Tu trouves ? Pourquoi donc ?

— C’est une belle propriété, ça, ici. Et c’est tellement tranquille.

— Tu aimes ça ? Alors pourquoi est-ce que tu ne restes pas avec nous ?

— Ici ? Au Canada, c’est trop tranquille.

Il cherchait un peu ses mots français bien qu’il les eût recouvrés étonnamment en si peu de temps.

— … Il n’y a rien à batailler pour, ici. Quand j’aurai ton âge, peut-être. Mais pour le moment je veux faire autre chose, je veux faire plus.