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LE POIDS DU JOUR

Déjà en voyant ouverte la porte qu’elle était certaine d’avoir fermée bien que sans y mettre la clé, Jocelyne s’était écriée :

— Papa !… Papa !… Il est là !

Sa voix s’étranglait d’émotion.

— Qui ça ?

— Lionel, papa ! Je te dis qu’il est là.

Il était en effet debout dans la salle, le dos aux fenêtres… sans aucune béquille. Il les avait entendu arriver. Il ne bougea pas. Mais il souriait.

— Bonjour, dit-il simplement. Il tendit vers eux ses deux mains… intactes. Je me suis fait conduire ici, de Saint-Lambert. Vous ne m’attendiez pas aujourd’hui !

Il fit un pas,… solidement.

Jocelyne se jeta à son cou. Elle l’embrassait en sanglotant. Quant à son père, il tenait dans l’une des siennes la main que son fils lui avait donnée ; et de l’autre, il lui tapotait doucement l’épaule à petits coups réguliers, indéfiniment. Un peu ridiculement, comme pour l’épousseter.

— Et puis ? Et puis ? répétait-il. Ça va bien ? Tu as fait un bon voyage ? Oui, un bon voyage ? Hein ? Et puis ?

Comme si le fils fût arrivé à l’instant d’une fin de semaine à Toronto ou à New-York

— Laissez-le s’asseoir ! dit Adrien en déposant Michel dans sa voiturette. Il doit être fatigué. Un petit brandy, beau-frère ? Et c’est du bon, du trois étoiles.

— C’est ça. Laisse-le tranquille, voyons, Jocelyne ! Viens t’asseoir, Lionel, viens t’asseoir. Et raconte-nous tout ça. Tout ça.

Tout ça, c’était simplement huit années aux États-Unis, une année de guerre, dix-huit mois dans les prisons allemandes. Et la victoire. Et la libération.

Lionel s’assit sur le divan sans quitter Jocelyne qu’il tenait par la taille. Il était heureux qu’elle fût restée si jolie. Sous sa froideur d’homme et de soldat, il se sentait réchauffé par cette réception.

— Bon ! C’est vous, le fameux Adrien, le mari de ma Josse ! Enchanté ! Et pour le drink, c’est pas de refus.

— Puis ? Tu trouves ça beau, ici ? demanda le père, pour dire quelque chose. Il s’étonnait et souffrait de ne trouver rien à dire.

Sure ! C’est fine, fine. Un vrai beau spot. Et il se tourna vers le paysage.

— Ah ! dit simplement Jocelyne, en portant la main à ses lèvres.

D’un regard, elle venait de voir l’autre côté de sa figure. L’œil déformé dont la paupière tirée montrait un liseré rouge. La joue ravinée de cicatrices. Le coin de la bouche difforme et bosselé. L’oreille refaite.