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LA SOUMISSION DE L’HOMME

Devant son gendre, il avait pris un air détaché.

— Oh ! tu sais, je ne tiens à personne. Il n’est pas nécessaire d’inviter du monde pour moi. Aussi bien, veiller tard c’est plutôt pour les gens de votre âge.

Mais Adrien :

— La soirée ne serait pas bien amusante pour vous : tous ces jeunes ! C’est pour cela que je voudrais avoir à la maison quelques vieux.

Il était vrai que leurs conversations habituelles sur le hockey, le cinéma et occasionnellement, pour quelques-uns du moins, sur la littérature et même la peinture, ne pouvaient guère l’intéresser.

Vinrent finalement le notaire Clément, son voisin, un grand sec obligeant et bavard qui, malgré son âge, rêvait baseball et ski ; Paul Leblanc, aux cheveux tout gris et à la boutonnière toujours fleurie. Il gardait pour les femmes la même inclination et savait leur demeurer agréable. Il n’était pas là depuis une demi-heure qu’il avait, assises à ses pieds, Annette Carrière et José Sicotte. Garneau était sur la terrasse avec Henri Grenier, du Club Laurentien et une autre connaissance de la Chambre de Commerce. Jean-Marie Knox avait promis de venir mais s’était excusé à la dernière minute. Lafrenière, lui, n’était pas à Montréal.

Tout cela faisait plus d’une vingtaine de personnes qui remplissaient la petite maison et débordaient même au dehors quand, à huit heures, Jocelyne, revenant sans défiance de la ville avec Germaine Lanteigne qui l’y avait attirée, entra parmi les cris enthousiastes de tous.

Pour les jeunes, la fête dura jusqu’au jour d’ailleurs matinal. Vers les cinq heures on prit un déjeuner copieux à même les restes du réveillon. Puis tous, même ceux qui s’étaient grisés aux flacons apportés par chacun, s’entassèrent dans les autos pour aller entendre la messe de six heures au village, avant que de rentrer en ville.

Après quoi des jours taciturnes passèrent dans l’attente d’une lettre qui n’arrivait pas.

— Ce qu’il fait beau ! disait Adrien. Quel bel été nous commençons.

— Oui, il fait beau ! répondait en écho Jocelyne, songeuse.

— Si nous écrivions à la Croix-Rouge ! s’exclamait Robert. Et son interruption ne surprenait que son gendre.

— Mais non ! Rien ne sert de s’impatienter. C’est difficile, tu sais, papa. Et avec l’invasion, tout doit être à l’envers en Allemagne.

Elle craignait la lettre qui allait venir. Si on allait apprendre qu’il y avait eu confusion de noms !… Cela s’était déjà vu.

Chaque heure de retard brûlait le père. L’image des pires mutilations hantait son esprit ; si bien que des nouvelles précises, pour brutales qu’elles fussent, ne pourraient apporter qu’un soulagement de ses craintes inex-