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LA SOUMISSION DE L’HOMME

Jocelyne descendait aux nouvelles. Penché sur la pompe qu’il réparait. Crétac fut un long moment hors de son récit. Puis, quand la jeune fille fut remontée et qu’ils furent de nouveau seuls ;

— Pour ce qu’il en est de Gordien et de sa belle Julienne, le malheur c’est que dans ce temps-là elle a rencontré à Montréal un espèce de maudit gars, un feignant. Elle est à la maison ben tranquille, des semaines et des semaines bout à bout. Puis crac ! un coup de téléphone de son snoraud ; elle part. Gordien a fait enlever son téléphone. Ben ! Yas-y voir ! C’est pareil. Pensez-y : l’automne dernier l’autre est venu la chercher en plein avant-midi. Puis au bout de trois, quatre jours, on la voit revenir débiffée, la tête basse et pas faraude en toute, je vous en passe un papier. Mais jolie quand même, la véreuse ! Elle entre sans dire mot, met la table. Au bout d’un mois, deux mois, ça recommence. Aujourd’hui Gordien est saoul : ça veut dire qu’elle est partie. Il l’aime c’est effrayant.

La pompe était réparée et ronflait pour reprendre le temps perdu. Les deux hommes sortirent par la porte basse qui donnait dans le verger. Aux branches noires des pommiers, d’innombrables étoiles étaient accrochées.

— Vous connaissez pas ça, vous, monsieur Garneau ; malgré qu’on peut jamais dire. Vous avez toujours été heureux, vous. Vous savez pas ce que c’est qu’une trigaude de même. Mais moi, Gordien je le prends en pitié.

Garneau ne disait rien. Certes il ne pouvait admettre d’excuse à une telle abjection. Il lui paraissait que l’amour — l’amour ! — était bien le plus mauvais des prétextes. Mais il lui était arrivé parfois, en d’autres défaites, de songer à un geste qui, comme pour Gordien Lachance, eût aboli temporairement sa conscience de vivre, afin que fût en même temps effacé son ennui ; de souhaiter un étang malsain où se jeter et se perdre ; de désirer quelque philtre qui pour un temps l’eût fait insensible et brute.

L’image de son père lui revint. Depuis un moment il la sentait flotter entre eux, ombre visible dans l’ombre même. Cette fois, ne la pouvant fuir, il osa la regarder bien en face.

Quelle avait donc dû être sa souffrance, à celui-là, devant l’ineffaçable imposture dont il avait été victime ! Comment eût-il pu oublier l’injure dont le fruit, cet enfant : Michel, ne cessait d’être devant ses yeux ! Lui aussi, c’est dans l’alcool qu’il avait cherché l’oubli et l’aveuglement, dans l’alcool qui ne faisait que rendre plus vive sa blessure.

Il se souvint du regard étrange que Ludovic Garneau avait quand il trouvait sur son chemin un groupe d’enfants ; et du détour silencieux qu’il faisait afin de ne les point frôler. Il se souvint encore des moments — si loin, dans le puits profond de sa petite enfance — où Ludovic Garneau prenait dans ses bras Michel pour le rejeter brusquement lorsque du sien il approchait ce visage qui n’avait rien de lui.