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LE POIDS DU JOUR

Ce que Robert pouvait faire désormais de plus avancé, c’était de distinguer, à leur forme pleureuse, ses deux pommiers Duchesse ; à son écorce isabelle, le Jaune Transparent. Il savait aussi l’emplacement de chacun et que par exemple le troisième dans l’allée du centre était le sauvageon à pommes musquées dont Jocelyne l’année précédente avait fait une gelée rose si délectable. Et comme au fond son ignorance lui était à charge, il posait volontiers des questions à son homme. De sorte que leurs dialogues avaient parfois l’air d’un examen singulier où Pétrus Gagnon dit Crétac eût été le maître et Robert Garneau l’élève.

— Dis donc, Pétrus, cette pomme-là, c’est bien une Fameuse, hein ?

L’autre la prenait dans sa main, la palpait, la reniflait :

— Ben non ! C’est une McIntosh, voyons. D’abord elle est pas picotée pareil. Puis le cul a pas les mêmes plis. Regardez la feuille de l’arbre : elle est plus grande et surtout ben plus pâle.

Mais sorti de ce domaine, le boiteux ne savait à peu près rien.

— Qu’est-ce que c’est que cette fleur-là ? demandait à son tour Jocelyne.

— Ah !… ça…

D’un air gêné il tournait longuement entre ses doigts gris la grappe de corolles roses. Tête penchée sur l’épaule, il restait quelques instants sans mot dire. Puis :

— Ça… c’est une fleur… Probablement de la mauvaise herbe. Je ne sais pas comment ça s’appelle.

Venue l’heure du soir, dans l’air si imprégné de lumière que le jour semblait se prolonger à jamais, Robert descendait au magasin chez Sansfaçon pour y chercher le journal de Montréal. Avec la TSF dont il prenait trois fois par jour le bulletin de nouvelles, c’était là son seul lien avec la ville qu’il avait laissée et qu’en esprit il habitait encore. Il restait parfois quelques instants à causer avec les flâneurs. On se rassemblait là après l’isolement du jour où chacun de son côté avait peiné dans sa boutique ou son verger. Le plus souvent on parlait pommes ou politique.

Au bonsoir de Garneau l’on répondait poliment ; et à ses questions amicales, de même. Mais la conversation que certains soirs il eût volontiers prolongée n’allait pas plus loin. Visiblement, on ne l’acceptait pas encore comme habitant régulier de Mont-Saint-Hilaire. Il restait un étrange, comme disaient les vieux. Il n’était pas encore un de la Montagne. Peut-être ne le serait-il jamais.

En fait, la plupart d’entre eux ne pouvaient comprendre qu’il eût délibérément quitté Montréal pour cette campagne. Distante de la métropole de six lieues à peine, elle leur apparaissait parfois reculée de cinquante. Leur tendresse pour ce morceau du vaste monde était inavouée. Ils ignoraient eux-mêmes leur attachement à ce lieu paternel. Mais tandis