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LE POIDS DU JOUR

Et le premier mai les Garneau quittaient leur appartement du boulevard Saint-Joseph. Robert, toutefois, ne renonçait pas au bail ; il avait sous-loué meublé et pour un terme de six mois, renouvelable à sa discrétion.

Le déménagement, simple puisque la maison de Saint-Hilaire était déjà complètement meublée, eut lieu par une journée qu’avivait un vent tonique tandis que la tiédissait un soleil complaisant. Dans les champs affranchis, des flaques d’eau bleue cernaient les ilots gris de la neige morte. Bien que sur les branches les bourgeons fussent à peine noués, l’hiver régnait encore sur les pentes de la montagne, là où le soleil n’arrivait pas à frapper d’aplomb. Et en quelques endroits, le long même de la route, on voyait, oubliés aux arbres, les bidons de fer-blanc qui plus tôt dans la saison avaient recueilli l’eau d’érable et que la rouille guillochait d’or.

Dans le verger, Crétac finissait en retard la taille de ses pommiers. Chaussé de bottes qui le faisaient plus fortement boiteux, il trouvait quand même moyen de grimper avec agilité.

— La terre a gelé profond, cette année, mamzelle Jocelyne. C’est tant mieux. Et les lambourdes sont fameuses ! On va avoir une belle récolte…

Il corrigea, avec la prudence du terrien qui a éprouvé les perfidies du temps :

— … à moins qu’il n’arrive quelque chose.

Le printemps, qui est le matin de l’année, lui mettait aux bras une jeune vigueur, aux yeux une lumière avivée, aux lèvres des glanes de chansons. Quand viendrait l’automne, encore invisible à l’horizon du temps, les reins de l’homme seraient alourdis de toutes les fatigues de l’année. En attendant, d’une fleur à sa casquette il avait fait le drapeau de sa joie.

Des fleurs, il y en avait partout. Des thrylles et des violettes ; et par-ci par-là des touffes d’anémones. Chaque bosse était un coussin de thrylles, tache de neige veinée de rose sur le tapis vert pâle des herbes neuves. Les creux étaient des nids de violettes dont le bleu tendre pâlissait celui du ciel. Frais débarquées d’un nuage, trop occupées pour chanter, les mésanges meublaient de bourre et de brindilles les trous des vieux arbres.

— Oh ! voilà mon petit busard ! Il est arrivé lui aussi. Regarde, papa !

À deux cents pieds au-dessus du sol, l’oiseau planait largement en poussant des cris aigres que l’on entendait dériver dans le vent et qui faisaient les écureuils se clapir brusquement dans les clôtures de pierraille. Garneau avait sorti un fauteuil rustique sur la terrasse. L’air y était suave, pénétrant. En passant de l’ombre à la lumière, on avait l’impression de sortir d’une fûtaie douce et fraîche ; ou mieux, de franchir la frontière devenue tangible entre l’hiver et l’été.