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LA SOUMISSION DE L’HOMME

Depuis son retour, il avait l’impression qu’enfin s’étaient écroulés les murs qui jadis cachaient à ses yeux d’adolescent le prestigieux pays de l’avenir. La route s’étendait maintenant devant lui, à travers la contrée douce et fleurie, pleine de soleil, de fleurs et de chansons, par où l’on s’en va vers Demain à travers Aujourd’hui. Ce voyage, il ne le ferait pas seul. Il y aurait d’abord Jocelyne, à ses côtés. Mais c’est en groupe aussi que se ferait la longue excursion : avec tous les compagnons-amis qu’il voyait parfois, avec lesquels il avait couru les routes réelles, sac au dos, et qui étaient désormais sa famille intellectuelle ; qui partageaient ses enthousiasmes. Ceux-là qui épaulaient mutuellement leur invincible certitude de l’assouvissement de leurs rêves.

Sur la jeunesse du Québec si longtemps contrainte, si longtemps satisfaite de sommeiller dans le dortoir collectif aux lits tous de même mesure, sur cette jeunesse éblouie une Pentecôte semblait être descendue. Quelques-uns déjà aspiraient à mettre le feu aux quatre coins de ce petit monde qu’ils aimaient pourtant ; mais que, justement parce qu’ils l’aimaient, ils voulaient sublimer fût-ce par la torche. L’étroit cadre de village qui avait été celui de leurs aînés, où les pôles étaient église et marchand de tabac, ce cadre ne leur suffisait plus. Il leur fallait pour carrière rien moins que l’univers entier avec ses images, ses jeux et ses triomphes.

Le travail quotidien, la peine et le salaire de chaque jour, cela serait pour Adrien l’inévitable accepté, mais aussi l’accessoire. Cela serait de sa vie la portion animale, physiologique. Comme de respirer, de digérer, de dormir. Fonctions nécessaires, certes, mais dont heureusement la conscience n’a point à s’occuper. Cela était le corps, la matière, le vil sinon l’impur. Mais l’esprit était d’une autre essence et d’une autre hiérarchie.

Adrien n’aspirait à la fortune pas plus qu’il ne craignait la gêne possible. En fait, le ménage serait assuré contre la médiocrité par le revenu de Jocelyne, encore que cela fût loin de permettre le luxe ; à peine une certaine aisance. Son travail suppléerait. Ils étaient prêts tous deux à se contenter de peu, et dans leur ignorance de la vie réelle, prêts à se contenter de moins encore qu’il ne leur serait vraiment nécessaire.

— Dans notre maison, plus tard, au lieu de salle à dîner nous aurons une bibliothèque. Il y aura tout autour, sur les quatre murs, des livres et des livres. J’en ai déjà près de quatre cents. Encore deux ou trois cents et j’aurai tout ce que j’aime, tout ce qui est nécessaire, tout ce qui vraiment vaut la peine. Au milieu de la bibliothèque, une grande table de bois sur laquelle j’écrirai.

Au fond, Adrien n’était pas très sûr que cette table ne passerait pas à l’histoire quand il aurait écrit dessus les livres dont il rêvait.

— Et pour moi, un grand fauteuil, alternait Jocelyne, un fauteuil où je tricoterai pendant que tu écriras.