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LE POIDS DU JOUR

Par un trou dans la cloison, au fond, on apercevait le dos noir du poêle, un coin de la cuisine et un escalier sans appui qui grimpait vers les hauteurs obscures du comble où étaient les chambres.

Tout cela, et trois peaux accrochées au mur, raides et belles dans leur nouveauté lustrée, n’était éclairé que par une étroite fenêtre dont une rangée de géraniums panachés de rouche mangeait avidement la moitié de la lumière. Il régnait sur le tout une odeur forte et tonique, saisissante à l’abord, puis plaisante, celle du cuir tanné à quoi se mêlait le relent animal qui imprégnait les brides et les colliers.

Quand Michel entra, le sellier poussait l’alène en sifflotant une contredanse. Il leva un instant les yeux sous la haie broussailleuse des sourcils ; puis de la main droite il tira à bout de bras le ligneul pour serrer son point, se pencha pour le couper d’un coup de dent, posa l’alène sur un collier à portée de la main et dit simplement :

— As-tu apporté ton violon ?

— Non, monsieur Grégoire. C’est seulement des choses que je ne comprends pas et que je voulais vous demander.

— Ah ! c’est des choses que tu veux me demander ?

Il hocha la tête d’un air approbateur, sans sourire. Il y avait longtemps qu’il rêvait d’avoir un élève ; car de violonneux dans la ville il n’y avait que lui et qui se faisait vieux. Il avait peur surtout que la tradition mourût et que se perdissent les airs du bon vieux temps, ceux qu’il faut connaître pour faire danser les jeunes les soirs d’épluchette ou de noces.

— Comme ça, tu veux apprendre à violonner.

— Je veux apprendre à jouer du violon, monsieur Grégoire.

— Ça peut peut-être se faire, mon gars, ça peut peut-être se faire. Si t’es venu au monde avec le don, c’est facile. Si t’as pas le don, il y a pas moyen.

Il avait dit « le don » avec, un mouvement de sourcils. Il savait, lui qui le possédait, que ce n’était point là question d’étude, de pratique, mais bien d’inspiration, de prédestination. Celui qui avait la chance d’être septième des garçons d’une famille recevait le don de guérir. Il y en avait qui naissaient avec le don de faire passer les verrues ou d’arrêter le sang. Mais le don de la musique était plus rare encore et plus mystérieux. Il ne se souvenait pas, lui, après soixante ans passés, de n’avoir point joué ; et cela il ne pouvait le tenir du sang, puisque son père jamais n’avait rien entendu aux rythmes et aux sons. Il aurait juré que tout enfant il n’avait eu qu’à prendre un violon et que ses doigts s’étaient mis à sauter, son bras à tirer l’archet. Cela assurément lui venait de Dieu.

— Tu verras ça quand tu feras danser ! Tout le monde est là qui espère au milieu de la place. Tu prends ton archet, tu les fais attendre un