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LA SOUMISSION DE L’HOMME

presque une surprise de voir jaillir un visage inconnu. Une surprise et un soulagement.

Lionel lui revenait encore à ses heures de désœuvrement. Tout comme d’autres spectres, aujourd’hui à peu près effacés et qui avaient erré naguère dans les allées ténébreuses de son souvenir. Une nostalgie lui venait parfois à Saint-Hilaire, en face de cette campagne immense, devant cet horizon repoussé à l’infini, ces arbres et ces maisons hors de portée et pourtant étrangement nets ; tout cela si distant et si grand que cette part du monde matériel perdait étrangement de sa réalité.

De ce qui avait meublé sa vie d’homme, seule Jocelyne restait encore sous ses yeux, passant et repassant dans sa douceur blonde. Jocelyne qu’il ne pouvait regarder sans une étrange inquiétude ! Jocelyne qui n’avait rien de lui, rien surtout de celui qu’il avait tant voulu être.

C’est alors qu’il insistait pour que l’on revînt à la ville.

Une fois rentré dans l’appartement, son aigreur pourtant ne le quittait pas. Comment en eût-il été autrement ? Les fenêtres n’y encadraient que des hangars décrépits, des ordures abandonnées, des cordes à linge frangées des tabliers et des caleçons populaires. Son journal lu, la radio coupée après les nouvelles, le vide laissé par l’absent se faisait singulièrement importun.

Ce vide était plus que physique. Car cet absent n’était pas que Lionel, le Lionel qu’il avait vu grandir puis le quitter. Ce qui faisait ce fils doublement absent était le fait que jamais il n’avait été tel que le père l’avait souhaité. Avec Lionel parti, quelque chose de plus manquait : le fils particulier dont Robert Garneau avait rêvé. De ce qu’il avait voulu en lui, de ce qu’il avait espéré de lui, rien vraiment n’avait jamais vu le jour. Si l’enfant eût été à son désir, il eût accompli ce que Robert en avait attendu : il eût effacé du monde passé un autre enfant haïssable qui avait été Michel Garneau, le fils d’Hélène, celui-là que Robert avait tant voulu rejeter dans le néant du jamais-été. Quand Lionel lui était né, — vingt-cinq ans déjà ! — il avait envisagé avec satisfaction la tâche longue qu’il fallait joyeusement entreprendre. Il façonnerait en son fils l’homme que lui-même avait voulu être. Pétri de violence et lié de volonté. Maître de lui-même, afin d’être maître des choses et par là maître des hommes. La fortune que le père édifierait serait le levier qui de Lionel ferait un chef reconnu et, qui mieux est, envié.

Tandis qu’il le voyait, aujourd’hui, chauffeur de taxi ! Autant dire domestique. Soumis au caprice du premier, de la première venue.

— Chauffeur, 4732 Maple street… Chauffeur, à la gare ; et plus vite !

… Chauffeur, attendez-moi à la porte !…

Et espérant bassement le pourboire, comme un portefaix.