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LA SOUMISSION DE L’HOMME

s’y faisaient point. Le temps même, semblait-il, n’arrivait pas à les y établir vraiment chez eux. D’ailleurs, ils n’y recevaient quasi personne. Seul y sonnait parfois le téléphone. Et presque toujours pour Jocelyne. C’était une camarade avec qui elle voulait garder contact et qu’elle avait invitée à Saint-Hilaire pour quelques jours. C’était un copain : Galarneau, Jerry Côté ou Marcel Gauvreau, amis de longtemps et qui de temps à autre lui offraient le cinéma. D’autres encore, anciens ou nouveaux, qui se fussent facilement attachés si elles les eût favorisés tant soit peu. Mais elle n’était pas coquette.

Son plus grand plaisir était d’assister aux concerts symphoniques du mardi, le plus souvent avec Carmen Désilets ou Geneviève Lanteigne. Mais de cela elle se gardait de parler à la maison. Son père d’ailleurs ne lui posait jamais de questions : ou si machinales, si peu pressantes, qu’elle n’avait pas vraiment le sentiment de dissimuler quoi que ce fût.

Quant à Garneau, il avait peu à peu négligé ses anciennes connaissances. D’amis, et surtout d’intimes, il n’avait à peu près jamais eu. La plupart de ses relations n’avaient désormais plus raison d’être ; du moins pour le temps, indéfini, où il serait hors des affaires actives. Cette solitude ne lui était point à charge. Ou plus justement, il était inconscient de son faix, habitué depuis toujours à cette solitude d’esprit qui avait été son havre. Il suffirait à son gré qu’il rencontrât quelques camarades lorsqu’il dînait, de plus en plus rarement, au Cercle Laurentien. Le golf ne le voyait jamais maintenant. Ses clubs s’empoussiéraient dans un placard.

Un des seuls avec qui il fût resté en rapports assez suivis était Lafrenière. Encore ne l’avait-il vu, récemment, de plusieurs mois ! Lorsque ce soir-là retentit la sonnerie aigre du téléphone, ce fut Jocelyne qui répondit.

— Allô… Oui… Papa ! C’est pour toi.

— Pour moi ?

— Oui. Un longue distance.

Ce devait être Lafrenière. Et en effet, c’était lui. De but en blanc :

— As-tu encore ta Lorraine Gold ?

— Ma quoi ?

— Tes parts de Lorraine Gold ?

— Ça doit. Je n’y ai pas touché.

En fait, il ne les avait pas vues depuis le dernier examen de son coffret de sûreté, passé deux ans.

— Et qu’est-ce qui se passe dans la Lorraine Gold ? Est-ce qu’elle est en faillite ?

— En faillite ?… Pas tout à fait. Ah ! ah !…

Au bout du fil la voix hoquetait de plaisir retenu.