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LES ANTIPODES

Car ayant voulu l’enfant dur et vigoureux, il l’avait laissé devenir irrépressible. Si jeune, à vingt-deux ans ! Si jeune, seul dans une ville lointaine, étrangère, indifférente ! Sans appui contre les tentations du dehors, sans encouragement contre celles du dedans. Si jeune, à vingt-deux ans ! songeait Garneau, oubliant combien à cet âge lui-même était déjà un homme.

— Ce n’est qu’un enfant, soutenait-il à Jocelyne.

— Voyons, papa. Il est majeur, tu sais ! Même si tu l’as toujours traité en enfant.

Hermas avait soutenu l’avis de Jocelyne :

— À ta place, moi je ne m’inquiéterais pas. Je le connais ton Lionel : c’est pas qu’un petit poisson. Il est capable de se débrouiller. Maintenant qu’il est sorti de la maison, qu’il ne sent plus son père derrière lui, qu’il aura à payer lui-même pour ses bêtises, aie pas peur !… Moi, ça me dit qu’il va réussir. Admets que tu ne lui as pas donné grand chances, jusqu’ici, de faire quelque chose à son goût.

Il y avait eu quelque part indiscrétion au sujet du fils Garneau. Certaines allusions avaient couru, au club même, qui n’avaient pas échappé au père. Même si l’on n’en parlait point, tout le monde semblait connaître l’aventure, « l’accident », survenu à Lionel et la cause de son départ précipité. Cela se devinait à des réticences, à des coupures dans la conversation et surtout au fait nouveau que jamais on ne demandait à Garneau des nouvelles de ce fils dont jadis il parlait si volontiers, dont il racontait même avec une parade amusée les frasques d’adolescent. L’affaire s’était ébruitée.

Pis encore ! Donatien Beaugrand, ce journaliste intelligent et monstrueux qui publiait autrefois le Juste devenu aujourd’hui par le fait d’une faillite la Justice, avait raconté dans ses échos, à mots mal couverts, l’histoire de ce fils d’industriel d’Outremont et Saint-Laurent qui n’avait dû qu’à des influences politiques d’échapper à la gendarmerie. Quelques jours après, Beaugrand avait eu le culot de se présenter chez Garneau pour lui demander un abonnement à son journal et une souscription au livre qu’il « devait publier sous peu ». L’exemplaire de luxe se vendrait quinze dollars, payable immédiatement. Garneau avait haussé les épaules et fait un chèque.

Les amis que le jeu des circonstances mettait face à face ce soir-là étaient quelques-uns de ceux qui jadis venaient chez Garneau quand celui-ci habitait le petit appartement de la rue Bernard. C’était au début de son ascension. Il y avait bien… mais oui… déjà quinze ans !

C’est avec une surprise amusée qu’ils s’étaient retrouvés dans la salle des journaux, au club :