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LE POIDS DU JOUR

À la porte de la Municipale, Jocelyne attendit un moment. Au-dessus de sa tête, les hautes colonnes formaient un dais massif. En s’y appuyant, la main sentait sous le poli du granit la chaleur douce et inattendue que, pendant le jour, y avait emmagasinée le soleil. Il y avait là tout un groupe, quelques hommes sans âge et surtout des jeunes gens et des jeunes filles, tête nue, presque tous un livre sous le bras et qui après le long hiver terminé goûtaient la joie pénétrante d’un nouveau printemps. Devant leurs yeux, le mur du couchant était meublé délicatement par les arbres du parc Lafontaine. Les jeunes bourgeons éclatés habillaient les branches d’une mousse vert chartreuse. De temps à autre un couple quittait le perron et dérivait mollement vers les sentiers plus calmes du parc. Ils étaient souriants, vifs de paroles sinon de gestes, sans cette langueur tendre qui ne vient aux femmes qu’avec le début de la maturité et sans cette décision dans la volonté amoureuse qui vient aux hommes avec la trentaine.

Sortant de la bibliothèque, Adrien Léger rejoignit Jocelyne. Mais ils ne s’arrêtèrent point à savourer ensemble l’apaisement du jour descendant où se mêlait déjà imperceptiblement un peu de la douceur vespérale. L’air se teignait d’un mauve dilué à l’infini. Sur le ciel d’ouest assombri, les arbres maintenant découpaient à contrejour la noire dentelle de leurs rameaux. Tous deux, Jocelyne avec son paquet, Adrien portant un large cabas de papier, partirent vers le tram de la rue Amherst ; pour de là correspondre avec celui qui, par la rue Ontario, plonge vers les régions de plus en plus populaires et de plus en plus minables de l’Est montréalais, en ces quartiers où même le luxe des arbres, le long des venelles et des rues, est chichement compté au menu peuple.

Très loin, à la rue Théodore, ils descendirent de la voiture progressivement vidée. Dans les lots vacants, les herbes printanières n’avaient pas encore réussi à cacher les immondices abandonnées par l’hiver. Des enfants aux yeux candides fouillaient les poubelles crevées. Parmi les champs sans pelouses et les carcasses de voitures mortes, Jocelyne et Adrien élirent, entre les maisons jumelles, une que rien ne distinguait de ses voisines. Elle avait comme les autres une véranda à colonnettes d’où un escalier extérieur, accroché à la façade comme une échelle, jetait entre le premier et le second un pont oblique et vertigineux.

Ascension faite, Adrien frappa du doigt le carreau de la porte où pendait un rideau soigneusement rapiécé.

Ce fut la deuxième des filles de Marius Chênevert qui vint répondre. Elle ne parut pas autrement surprise.

— Ben ! Bonsoir, mam’zelle Garneau ! Bonsoir, m’sieur Adrien !