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LE POIDS DU JOUR

La bosse d’un kyste sur la joue. Les sillons qui encadraient le nez et la bouche. Les poils noirs qui frangeaient les narines ; et le bouquet de poils hirsutes dans les oreilles.

Ce détail infime suffit à évoquer un souvenir. Dans le silence subitement perceptible et la solitude de la maison, Robert Garneau sentit près de lui la présence immatérielle de Parrain. Il y avait des mois, même des années qu’il n’y avait songé, qu’il avait pu se défendre victorieusement contre cette apparition. Cette fois il était déjà trop tard. Et près de celui-là, sans bruit, vinrent se ranger les autres. Autour de Michel Garneau redevenu enfant : Ludovic Garneau, Hélène Garneau, monsieur Lacerte, tous trois sans visage et pourtant reconnaissables. Et derrière eux, le nuage confus des spectres secondaires.

Comme un enfant, comme eût fait Michel, Robert Garneau alluma toutes les lampes, celles du salon, celles du couloir, celles de la salle à manger et de la cuisine ; puis celles du hall et celles des chambres à coucher, à l’étage ; toutes, pour chasser l’ombre qui recelait les ombres, espérant que de supprimer l’une effacerait aussi les autres. Monsieur Lacerte ! Parrain ! « mon oncle » ! à qui il avait donné sa confiance d’enfant ; dont il s’était cru gratuitement aimé alors que le vieil homme ne faisait que traîner le boulet d’une faute dont rien jamais ne pourrait effacer l’infamie. Monsieur Lacerte, son… père ! Et Hélène Garneau, à qui il ne pouvait pardonner l’aveugle tendresse qu’il lui avait journellement offerte, tous les élans qui l’avaient porté vers cette mère indigne. Hélène Garneau, madone déchue sur un autel pourri ! Et enfin Ludovic Garneau, le moins coupable de tous, peut-être, bien que longtemps le seul haï ; victime lui-même avant que d’être bourreau à son tour. Ludovic Garneau qui ne lui était rien. Rien que le meurtrier de Michel, avec les autres !

Germaine ! Que ne pouvait-il appeler à son secours Germaine Cyr, Germaine dont il ne connaissait que d’hier le sourire calme mais dont il découvrit soudain qu’elle lui eût été le refuge au moment où sa force défaillait, au moment où la forteresse de sa haine lui était devenue prison ; où les verges de sa haine lui étaient devenues chaînes. C’est que, au contact de cette femme, quelque chose de Michel était réapparu en Robert Garneau, quelque chose qu’il n’avait jamais cessé de porter en lui, collé à sa chair, rivé à son cœur ; comme un ver dans un fruit ; ou plutôt comme une semence au sein de la terre.

Tous les bruits étaient éteints. Seul avec lui-même, il s’en voulut d’avoir ainsi faibli, de cette accidentelle défaillance d’une volonté qu’il avait cru affermie. Subitement, il se sentit souffrir.

On ouvrait la porte. La voix de Jocelyne lui vint du hall. Tout en secouant ses pieds enneigés, elle criait gaîment :

— Pa-pa !… Pa-pa !… Où es-tu ?