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LE POIDS DU JOUR

— Ah oui ! mon mari…

La phrase mourut insensiblement. Il devina la coupure. Et le vent doux d’une joie minime et illogique passa sur son âme. Elle compléta :

— Mon nom est Cyr. Germaine Cyr. Madame Germaine Cyr.

***

Il la revit plusieurs fois dans les semaines qui suivirent. Pour l’atteindre, il fallait téléphoner à l’épicerie voisine de son logis car elle n’était point abonnée. Au bout du fil, gênée par des présences invisibles pour lui, elle ne répondait que par des oui et des non. Sa voix lointaine était pleine de réticences qu’il ne savait trop comment interpréter.

Non sans se faire un peu prier, elle accepta le cinéma trois semaines de suite. Après la séance, on allait prendre un café dans un restaurant, Child’s ou Honey Dew. Elle parlait peu, et encore moins d’elle-même. Il apprit cependant qu’elle n’avait « de comptes à rendre à personne », bien qu’elle craignait « de faire jaser les voisines ». D’humeur généralement tempérée, il lui venait toutefois, à l’improviste, des accès d’enjouement, presque de gaîté. Elle parlait alors avec la vivacité d’une petite fille, avait dans la voix des éclairs de liesse, des bouillons de plaisir comme une eau qui s’échappe subitement de l’écluse ouverte ; et des gestes jolis que l’œil cueillait au vol. Cela fleurit surtout le soir où, après le théâtre, elle consentit à le suivre au café Chez son Père où Garneau commanda pour elle des huîtres, dont elle raffolait, un homard et du sauterne. Jamais, sembla-t-il, elle n’avait été de pareille fête. Mais elle n’avait point accepté le cabinet particulier qu’il lui avait proposé.

— Restons dans la grande salle. C’est plus gai. Et j’aime voir les gens.

Elle parlait apparemment sans arrière-pensée. Mais son compagnon devina le soupçon qui la retenait.

Elle but à elle seule la moitié de la bouteille. Ses lèvres s’attardaient dans le verre à baigner dans l’ambre lumineux du vin. Lui s’amusait à voir ainsi la bouche carminée que la réfraction déformait curieusement. Germaine — il l’appelait déjà par son nom — semblait transportée dans un autre monde, en un jardin magique où elle marchait pieds nus sur le velours du gazon humide de rosée, parmi les corbeilles d’hyacinthes, les buissons de roses et les massifs de lilas aux lourdes grappes violettes. Quand, vers deux heures du matin, il la reconduisit chez elle par les rues que le froid faisait étincelantes et désertes, il la sentit qui se serrait un peu près de lui. Mais conduire sur le pavé glacé était trop difficile pour qu’il l’entourât de son bras. Sur le pas de sa porte, pour la première fois elle se laissa embrasser. Pourtant, et quand il voulait la bouche, elle ne lui tendit que la joue. De sorte que le baiser se logea dans la fossette aimable que forment les lèvres en se joignant.