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LE POIDS DU JOUR

Elle hésitait. Le père la pressa un peu de la voix, sans ménagement :

— Comme quoi, dis-le.

— Comme chauffeur d’autobus. Il est même allé à la Provincial Transport.

Le père poussa un soupir et tourna légèrement la tête vers le mur, vers le vide. Puis il s’en voulut de donner, même à sa fille, le spectacle de sa défaite.

— Au fond, dit-il sèchement, c’est peut-être aussi bien comme cela. Ça va lui servir de leçon. Je lui ai fait la vie trop facile.

Ainsi donc, de ses enfants non plus il ne tirerait point la satisfaction qu’il avait escomptée. Car c’est sur Lionel qu’il avait misé. Et voilà ce qu’il voulait être : conducteur d’autobus ! De Jocelyne il n’avait rien attendu. C’était une femme. Et les femmes…

— En tout cas, il n’a pas l’intention de commencer demain ?

— Je ne sais pas. Je ne pense pas. Mais je voulais te prévenir.

— Très bien. Dis-lui que nous en parlerons.

— Je peux garder l’auto, papa ? Je viendrai te chercher à cinq heures. Je vais reconduire Jerry.

— Pour six heures moins quart. Bonjour !

Jerry, c’était Gérald Côté. De bonne et riche famille, certes, puisque son père était Paul N. Côté, propriétaire d’un des plus importants bureaux d’assurances de la province. Paul Côté avait eu quelques vagues démêlées avec la justice, autrefois ; une histoire de maisons de jeu dont il aurait été, en sous-main, le bailleur de fonds et le propriétaire. Mais l’affaire était restée pendante indéfiniment. On était intervenu en haut lieu. Devenu prudent, Côté s’était richement marié et ne gardait de tout cela avec son capital qu’une réputation de bon vivant, de sportif et de finaud. Il vivait grand train.

Son fils était à l’opposé. Adjoint de son père en affaires, Gérald était un grand garçon sérieux et efflanqué, lourd de mâchoires, aux yeux patients de myope et qu’affligeait un léger bégaiement. Il y avait un an qu’il fréquentait Jocelyne en camarade. Ce qui les unissait était un commun engouement : Jerry avait une discothèque impressionnante où voisinaient Ravel et Corelli. Il faisait même des chansons qu’il chantait à Jocelyne le soir, au clair de lune. Il ne manquait jamais un concert et souvent y invitait son amie qui, connaissant l’horreur de son père pour la musique, n’avait point osé lui demander un abonnement. Mais Jerry n’avait que dix-neuf ans quand Jocelyne déjà touchait la vingtaine.

Sa fille partie, Garneau se remit à sa besogne.

Depuis quelque temps, il cherchait le moyen de diversifier la production de son usine afin d’en augmenter le rendement. Jusqu’ici il avait pu s’en