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HÉLÈNE ET MICHEL

Tout est si simple à treize ans ! Pour un enfant la maison qu’il habite, les repas qu’on lui sert, les vêtements qu’il porte, tout cela qui est le quotidien et l’ordinaire, le normal, tout cela vient tout seul, ne sort de nulle part et de personne.

Si on lui eut demandé, « Qui donc vous fait vivre, ta mère et toi ? », il eût évidemment répondu : « Mon père est serre-frein au C. P. R. ». C’était la réponse correcte qu’il avait entendue souvent. Ce qu’il ne concevait point, c’était le lien entre ces deux choses : le travail et la vie ; et que ce lien était l’enveloppe de paye, ce maigre petit sac de papier qui renferme en puissance les repas de la quinzaine, le bois de chauffage, les chemises pour Michel, les robes pour Hélène, la bière pour le père ; de tout cela une certaine quantité et rien de plus. Ce qu’il ne savait pas encore, c’est le regard de celui qui ayant vidé le mince trésor y cherche encore vaguement tout le reste qu’il y voudrait voir mais qui jamais ne s’y trouve.

— … Dans quelques années, il faudra que tu gagnes ta vie. Si tu veux, je t’apprendrai les affaires ; mais il faut que tu connaisses les chiffres.

— Je les connais, mon oncle.

— Plus que ça, mon garçon, plus que ça !

Qu’est-il besoin de chiffres, pensait Michel, pour faire de la musique. Puisque monsieur Lacerte, pour vivre, n’avait qu’à lire et écrire des lettres, discuter avec les gens de Louiseville et faire des voyages à Montréal, pourquoi ne ferait-il pas sa vie de la musique ?

N’y avait-il pas à Montréal même quelqu’un de l’endroit, Louis Laquerre, qui jouait du trombone et ne faisait rien autre ; qui n’était commis, ni voiturier, ni forgeron, ni tailleur, mais musicien, rien que musicien. À Michel il suffirait de trouver son instrument, sa voix musicale ; le reste irait tout seul. Il jouerait les airs qu’il connaissait, ceux qu’autour de lui tout le monde chantait. Il jouerait aussi les airs qu’il entendait, lui, et que les autres ne semblaient pas entendre : les chants des oiseaux et des bêtes ; les chants des arbres et des collines ; les chants du vent et de l’eau. Il jouerait surtout les chants que personne n’avait jamais entendus que lui, parce que ces chants étaient en lui, naissaient en lui, en réponse à ceux qui lui venaient de tout ce qui vibre et vit par le monde. Le soir, avant de s’endormir, il sentait tout cela qui prenait forme et mesure. Les airs nouveaux, captivants, magiques, qui sourdaient du tréfonds de son être comme jaillit une source entre les herbes folles et les iris sauvages.

— Michel, tu ne m’écoutes plus !

— Oui, mon oncle.

— Je vais faire un marché avec toi. Si tu sors premier en arithmétique cette année à l’école, si tu gagnes le premier prix, je te donnerai… je te donnerai… un violon.