Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
184
LE POIDS DU JOUR

vérifier si elle était au logis et libre. Il s’amenait après avoir acheté une bouteille de rye à la Commission des Liqueurs ou commandé en passant une douzaine de bière à l’épicerie du coin. Là, il se sentait curieusement libre, débarrassé des lisières, pourtant lâches, qu’étaient les choses courantes et obligatoires : famille, bureau, foyer domestique, réunions d’affaires, à quoi il tenait certes, mais par une habitude trop quotidienne pour ne pas être devenue inconsciente.

De Josette Dallin, il ne savait pas grand’chose. Il y avait sept ans qu’il la connaissait, pourtant : depuis qu’elle était entrée à son emploi comme sténo. Elle avait depuis quitté l’usine pour un salaire meilleur. Il la savait fille d’un Belge et d’une Canadienne française, élevée à Sainte-Thérèse-de-Blainville parmi des fillettes dont rien ne l’avait distinguée. Naguère brune, elle s’était faite blonde par fantaisie et pour masquer quelques cheveux blancs. Généralement gaie, sans exubérance et sans éclats imprévus, point trop portée sur l’alcool, point vénale surtout, elle ne semblait pas le moins du monde offusquée du fait que Garneau passait des semaines sans lui donner signe de vie et jamais ne l’invitait à sortir, pas même pour le cinéma. Une seule fois, il l’avait emmenée dîner en ville.

Josette était à son ordinaire de conversation vive et enjouée, racontant volontiers les événements de sa vie passée et les minces péripéties de sa vie présente mais de telle façon qu’elle n’y révélait jamais rien d’intime. Si bien que Garneau avait d’elle une connaissance superficielle dont il se contentait d’autant mieux que cela écartait l’idée et le fait d’une liaison qu’il ne désirait point et même d’une habitude qui n’était pas dans ses goûts. Aussi bien, dans le plaisir qu’il prenait à se trouver là, la question charnelle ne tenait-elle aucune place.

— Et vos affaires à vous, ça marche ? Comme vous voulez ?

— Ça marche… Ça marche même très bien.

— La manufacture ?

— Pas mal… Pas mal en toute… Il y a même une grosse compagnie américaine qui tente dessus… Et pour un gros prix.

— Vous allez vendre ?

— … Non.

Bien qu’à retardement, le « non » avait été sec, précis. Comme une balle qui fait mouche. Un non bien modelé, mûri par une réflexion suffisante par la pesée du pour et du contre.

— … Non. Si c’est assez bon pour les Américains, c’est assez bon pour moi !

Il hésitait toujours à parler de ses propres affaires. C’est qu’il était ainsi pris entre sa discrétion innée, sa tendance naturelle au secret, d’une part ; et, d’autre part, le désir de faire savoir ses réussites, de publier ses