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LE POIDS DU JOUR

Elle eut un geste des mains, comme pour chasser l’essaim importun des ministres et des députés.

— Moi, je suis restée au lit. Un peu fatiguée.

Subitement touché, le bon docteur se pencha vers elle. Il en oubliait le pli fragile de son pantalon tendu.

— Rien de grave, j’espère !

Il eut un sourire coquin pour continuer :

« … Des petits ennuis de femme ?… »

— Justement, docteur.

Toute heureuse de la consultation offerte, elle se lança à voix basse dans une description détaillée tandis que son mari causait avec Lanteigne et Paul Leblanc qui s’était joint à eux.

Mais le savant maître n’avait désormais d’yeux et d’oreilles que pour madame Garneau. Il se doutait bien que depuis quelque temps sa santé faiblissait. Elle se fanait, et beaucoup trop rapidement pour ses… trente-huit ans ; quarante ans peut-être, tout au plus. Le foie ? Le pancréas ? Probablement des ovaires kystiques, avec des trompes malades. Ou même, qui sait ! quelque carcinome du col ou du corps de l’utérus.

Tel était le ressort, le seul ressort de son intérêt, le secret mobile de sa fausse galanterie. Personne, sauf sa femme, ne savait à quel point il était vénal, assoiffé d’argent. Tout lui servait d’atout : son tailleur, ses titres, sa prestance, ses relations, le nom de sa femme, la beauté de ses deux filles, ses propres cheveux gris, sa voix tiède et contenue. Il ne faisait pas une excursion en auto sans se diriger vers quelque large maison aux pelouses opulentes où habitait une cliente riche, cliente passée ou future. On disait sa fortune belle ; en réalité, il était sans le sou. Il faisait beaucoup d’argent qu’il dépensait largement pour en faire venir plus encore, tout heureux de sa réputation de richard, hanté par une terreur maladive de la pauvreté. En robes seulement et en falbalas, son épouse et ses filles lui coûtaient bon an mal an une dizaine de mille dollars.

C’est par les femmes qu’il réussissait, gâtant les enfants pour s’attacher les mères ; dans l’attente de la colique qui finirait bien par éclater et qui appellerait chez le petit une appendicectomie d’urgence.

« Une heure de plus, madame, et il était trop tard. Le pus montait vers le cœur. Un des cas les plus extraordinaires de ma carrière. »

Et la maman, toute heureuse, répétait partout :

— Vous savez, mon petit Alain, « le cas le plus extraordinaire de toute sa carrière », m’a dit le docteur LeMay.

Mais il guettait surtout les femmes pour elles-mêmes, surveillant celles qui atteignaient l’âge du cancer naissant ; et l’âge où, fatiguées, attribuant à la maladie ce qui n’était qu’usure et début de vieillesse, elles accepte-