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LES ANTIPODES

De plus en plus, il recherchait les occasions de ce genre afin de s’endurcir.

Sa situation n’avait encore rien de stable. Sa fortune était loin d’être faite.

Il n’était aujourd’hui encore à la tête que d’une petite usine où l’on fabriquait pour le compte d’une firme étrangère des pièces métalliques. L’établissement, trop grand depuis la paix, était situé dans la banlieue de la ville. Pour pouvoir exécuter les contrats qu’il avait pu décrocher lorsque la paix avait mis fin aux fructueuses opérations des munitionnaires, il lui avait fallu négocier à la banque un assez lourd emprunt dont il n’était pas encore libéré. Les bénéfices accumulés pendant les bonnes années, celles de la guerre, avaient tout juste suffi à désintéresser l’ancien propriétaire, son patron, qui vivait aujourd’hui de ses petites rentes. Quant à Garneau, il pouvait se trouver à la merci d’une échéance et le savait.

Mais il savait aussi que sa force était son vouloir. Il n’avait pour les quinze ans à venir d’autre programme que celui-ci : faire fortune ; comme tant d’autres qu’il connaissait ou du moins dont il connaissait l’histoire. De ces chefs d’industrie, de ces princes de la rue Saint-Jacques, plusieurs avaient commencé encore plus bas que lui. Ludger Constantineau, simple messager à la Bourse, douze ans auparavant, régnait aujourd’hui sur le marché des obligations. Edmour Saint-Denis, directeur d’une demi-douzaine de compagnies et président du Montreal Club, demain sénateur. Norman T. McDiarmid, fils d’un commis épicier dans le Griffintown, sorti de l’école à douze ans pour faire des livraisons à bicyclette et qui à trente-huit ans monopolisait le commerce de l’épicerie en gros. Alberto Marchioni, venu d’Italie au Canada en entrepont, vers 1902, aujourd’hui constructeur de ports ; presque illettré et cinq fois millionnaire. Que d’autres !

Il y avait place pour Robert M. Garneau. Quel serait son domaine ? Il l’ignorait encore. Ce dont il était sûr, c’était que l’occasion s’offrirait un jour, à lui comme à tout le monde ; mais que lui ne la laisserait pas passer sans bondir. Il savait aussi que rien ne l’arrêterait. Il serait des chefs de l’industrie, ou des chefs de la finance, des maîtres dorés de Montréal et du Canada. Il tutoierait les ministres, achèterait les juges, jetterait bas ses adversaires.

En attendant, il faudrait peiner et il était prêt à peiner. Plus tard il connaîtrait la détente et les voyages et les longues flâneries dans les clubs d’hommes d’affaires où même le repos est mis à profit. Plus tard, lorsque l’élan étant donné, il n’aurait plus qu’à se laisser porter par le succès.

Il vaincrait. Il vaincrait les choses, les hommes, le temps. Mais ce qu’il désirait vaincre surtout, — il ne s’en rendait point compte — c’était