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LE POIDS DU JOUR

qu’elle désirait habiter une ville, pour petite qu’elle fût ; et avec un cheminot elle était sûre de ne jamais retomber en pleine campagne. Parmi tous les gens calmes qui peuplaient son enfance, attachés à la terre ou à leur échoppe, il se détachait à ses yeux. Quand elle le voyait passer, debout sur le marchepied avant d’une locomotive lancée, dans le nuage de vapeur blanche que soufflaient les purgeurs haletants, elle admirait naïvement en lui le cavalier de cette monture nerveuse et brutale, massive et souple, terrifiante.

Il avait peu changé depuis leurs noces. Son insouciance était restée ; mais sa joie, désormais, il l’allait chercher plutôt au bar où il traînait volontiers. Tous les quinze jours, à la paye, il rentrait ivre ; entre temps, il était souvent gris.

Ces derniers mois, la maison l’avait peu vu ; il travaillait de nuit. Hélène se levait à six heures pour lui servir à manger au moment où il rentrait. Il se couchait alors et ronflait toute la matinée. Au début de l’après-midi. Il filait vers la ville sans plus chercher prétexte de quelque course. Pour Michel et Hélène la journée était douce, l’un près de l’autre. À six heures le père passait prendre son dîner et sa cantine et disparaissait jusqu’au lendemain.

Michel grandit ainsi au seul contact de sa mère qui de plus en plus résumait pour lui l’humanité supérieure, celle des grandes personnes. À huit ans, sa lisière était allongée. Il fit alors partie d’une bande de galopins que l’école avait rassemblés. À quatre heures s’ouvrait brusquement la porte de l’externat, voisin de l’église paroissiale, et c’était toute une volée d’enfants qui s’échappait en criant à tue-tête la joie retrouvée. Les garçons se bousculaient, l’hiver dans la neige, l’été dans la poussière de la rue. À cent pieds de là, la bande ivre de liberté rencontrait le groupe de petites filles sortant du couvent bien sagement, par groupes de trois ou de quatre qui se tenaient par la taille et sautaient à cloche-pied. On leur criait quelques injures à quoi elles se gardaient de répondre ; ce qui les diminuait encore dans l’estime des garçons. Puis on partait jouer.

On avait élu comme domaine, tout près de la gare, un pré à l’abandon. C’était là qu’avaient lieu les ébats de la troupe. Cela finissait soit par des hurlements de triomphe dont l’écho bouleversait les cuisines maternelles, soit par des silences étranges lorsqu’avait éclaté une querelle particulière qui se réglait à coup de poings sur l’herbe grise étoilée de mâchefer.

Michel n’était dans ces combats et ces jeux ni un lâche, ni un héros. Il lui arrivait comme aux autres de rentrer à la maison furtivement, tirant bas sa culotte pour dissimuler un genou ensanglanté.

— Michel ?

— Oui, maman.