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CHAPITRE

III


ÊTRE  UN HOMME. Ce qui, désormais, pour Garneau était à dire : un roc. Voilà le but à chercher, le seul. Voilà la forme qu’avait pris à ses yeux la poursuite du bonheur.

Puisque l’âge ne l’avait encore éteint ni atténué, il ne voyait dans la vie qu’un effort constant vers une complétion de soi-même à laquelle, dans un âge avancé, — quarante ans ? quarante-cinq ans tout au plus ! — il finirait bien par atteindre. La jeunesse et l’adolescence ? Un long travail de modelage d’où l’homme sortirait, définitif. Jetant les yeux autour de lui, il voyait ses aînés fixés, lui semblait-il, dans leur forme permanente à laquelle de toute éternité ils étaient destinés et qu’ils avaient fini par prendre au prix des efforts plus ou moins douloureux d’une volonté plus ou moins rigide. Pour lui, il se sentait désormais d’âge à crever son cocon, à ouvrir ses ailes au grand et dur soleil.

Quelques-uns, les maîtres, s’étaient pleinement réalisés. Durs comme des statues, nets comme des machines, actifs et dangereux comme elles. D’autres, trop faibles, étaient restés chétifs, amorphes, ébauchés. Lorsqu’il regardait Marius Chênevert, aux épaules alourdies par les années banales, à la moustache éternellement soulignée de brun domestique par un reste de café comme sur les pilotis d’un quai la marque des marées hautes, il avait le sentiment d’un être falot, tout de chair molle, sans charpente d’os ni d’acier. Qui, n’ayant pas su ou pas voulu vouloir, ne s’était jamais complètement matérialisé. Voilà ce qu’il ne serait pas, lui !

Jadis, lorsqu’il n’était que Michel, le petit enfant qui cueillait les sons aériens et jouait à se baigner dans la miraculeuse chevelure de sa mère, c’était sans angoisse, en pleine confiance, qu’il avait voulu le bonheur. Il le voyait là, à portée des yeux et presque de la main, prêt à se laisser saisir et enfermer tout palpitant dans ses bras d’enfant. Quelque chose comme un écureuil apprivoisé aux yeux de perle noire. Comme un oiseau tiède et duveteux. Comme une fleur d’églantier.

Plus tard il en avait rêvé comme d’une chambre magique tout tapissée de rose tendresse, ornée des guirlandes du sourire maternel en attendant celui de Georgette quand elle serait enfin à lui. Tout cela simple et naïf ; comme lui-même était naïf et simple.

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