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CHAPITRE

II


QUE  de différence en ces six années qui, à la date d’avril 1921, s’étaient succédé ; dures mais de plus en plus libérales.

Il ne leur avait point de reconnaissance. Rien ne lui avait été gratuit. Pour certains les fruits s’offrent à la main ; elle n’a qu’à se fermer sur eux sans effort pour les cueillir. Si bon le fruit et si petit l’effort que la peine en est effacée par la saveur du fruit et souvent cette saveur même diminuée par tant de facilité. Pour lui, au contraire, la rétribution qu’était sa vie d’aujourd’hui, il l’avait gagnée de haute lutte. Quand il y songeait, ce dont il avait rarement le temps et encore moins souvent le désir, il se voyait aux prises avec une ombre ennemie qui était un autre lui-même. Petit à petit, de ce combat qu’il savait et voulait sans merci avait émergé un homme nouveau trempé par l’amertume et durci par les défaites partielles et temporaires qui avaient précédé la victoire finale.

Il s’appelait Robert M. Garneau. Le rejet de son prénom de Michel, réduit à une initiale à la mode américaine, symbolisait le dépouillement de ce passé qu’il avait voulu arracher de sa chair.

Le passé, il l’avait résolument abandonné. Parfois, rarement, s’ouvrait d’elle-même la porte grinçante donnant sur le jardin défait ; il regardait les décombres de ce qui avait été son étroite vie d’enfant et de jeune homme. C’est lorsqu’il se sentait tenté de redevenir humain et désaigri qu’il allait chercher dans cette promenade amère un nouvel aliment à sa haine. Il y rencontrait des souvenirs dont chacun le flagellait avec les verges cuisantes du souvenir. Et quand il lui fallait, dans le combat incessant qu’était sa vie d’aujourd’hui, un coup d’aiguillon particulièrement violent, il n’avait qu’à évoquer un spectre dont la vue suffisait à le durcir ; le spectre, celle à qui il devait le stigmate qui le brûlait : sa mère.

Voilà pourquoi rien de joyeux n’était resté visible en lui : aucune musique et aucun parfum.

Pour étrenner l’appartement où ils venaient de s’installer, rue Bernard, à Outremont, dans ce quartier neuf sujet des ambitions suprêmes des boutiquiers qui ne sauraient aspirer aux splendeurs de Westmount, sa

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