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LE POIDS DU JOUR

Puis se retournant il regarda ces ateliers déserts où, quelques semaines auparavant, il tournait des obus à cinquante-cinq sous l’heure, avec double paye pour les heures supplémentaires.

Bernard Lemercier éleva sa voix morne et se hissa hors de son fauteuil.

— Bon, je dirai tout ça à Édouard. Mais sûrement, ça va s’arranger et le prochain trimestre…

— Vous pouvez lui dire que la guerre est finie, qu’il est temps pour lui de l’apprendre et qu’il n’y aura pas de prochain trimestre. Il avait sa part sur les contrats qu’il m’apportait. Les contrats sont finis.

— Mais l’usine…

— Elle ne vaut rien maintenant. D’ailleurs il reste les dettes courantes. Et si nous pouvons la vendre assez cher pour balancer !… J’ai pu trouver quelqu’un. S’il achète, je lui souhaite du plaisir. Je me demande ce qu’il en fera…

Lemercier s’essuyait le front. Il songea à la tête de son frère quand il apprendrait les nouvelles de « son usine » !

— … Moi, je vais essayer de me caser quelque part. En attendant, bonjour !

Il le conduisit à la porte à travers le grand bureau où les pupitres étaient vides. Il n’y avait là qu’Alice Clément. En passant, il lui caressa subrepticement la nuque qu’elle portait rasée, à la mode de l’année.

Le groupe des hommes s’était approché.

— Je vous demande pardon, mais pensez-vous ouvrir l’usine bientôt et qu’on pourra avoir de l’ouvrage ? Avant de chercher ailleurs…

Le patron les regarda d’un air satisfait. Il ne leur connaissait pas, jusqu’ici, ce ton soumis et un peu plaintif ; il lui était doux de l’entendre. Pendant deux ans, il avait fallu supporter leurs exigences et quand il leur parlait, surveiller, mieller ses paroles. Car le travail pressait et les concurrents guettaient les ouvriers. C’était son tour maintenant. Il tenait la trique et saurait s’en servir.

— Je n’en sais rien. Que voulez-vous que je vous dise ? Moi-même je suis actuellement sans ouvrage. Peut-être que dans quelques jours ; ou deux semaines, ou deux mois…

Il vit s’attrister un peu plus quelques visages déjà soucieux, ceux où la barbe oubliée grisonnait les joues lourdes ; les pères de famille, dont une femme et une demi-douzaine d’enfants attendaient au foyer les maigres étrennes d’un Noël de chômage. Il y avait aussi deux ou trois hommes aux épaules encore droites. À ceux-là les traits, au lieu de mollir, avaient durci ; et à l’entendre leurs lèvres s’étaient froncées. La menace d’un chômage qu’ils n’avaient jamais connu ne les inquiétait point ; ce qu’ils ressentaient, c’était plutôt une révolte étonnée contre l’injustice de cet arrêt du travail,