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HÉLÈNE ET MICHEL

aguichantes dans leur jupe noire et leur blouse claire, le dépassèrent et en le frôlant du coude, lui jetèrent un regard en dessous ; puis elles se mirent à rire d’un rire frais et provocant à la fois. Elles lui parurent d’autant plus jolies qu’il se sentait plus heureux ; et l’une d’elles avait ce qui pouvait le plus le troubler : des cheveux admirables d’un blond brûlé qui lui rappelèrent ceux de sa mère. Elles étaient déjà loin et se retournaient une dernière fois lorsqu’il songea qu’il eût pu, peut-être, tenter de les aborder.

Après s’être restauré dans une petite crémerie voisine de la gare, il chercha et trouva, quelques rues plus loin, une chambre meublée convenable et bon marché. C’était dans une venelle brève et calme, derrière un grand édifice de pierre noircie par la fumée et qui était l’Université ; à deux pas de ce carrefour prestigieux dont il avait si souvent entendu parler : le coin des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine. Sa valise et ses paquets défaits, où il avait entassé toute sa mince garde-robe, il crut avoir oublié à Louiseville le portrait de sa mère. Il lui en vint un remords aigu ; intérieurement il demanda pardon à la morte d’avoir été, même involontairement, un fils oublieux.

Les deux jours qui suivirent passèrent rapidement. Il était constamment dehors, en longues promenades qui chaque jour lui révélaient un peu plus de ce monde nouveau. Il finissait presque chaque fois par se perdre et par demander son chemin à quelque passant. Il fut encore plus gêné la première fois qu’il prit le tram car il dut s’enquérir : « Combien ? ». Il y avait foule à l’arrière du véhicule encombré et il sentit que tout le monde devinait le provincial qu’il était. Pourtant il aimait déjà cette ville énorme qui l’écrasait de sa masse, qui l’avait avalé sans un frémissement. Il s’y perdait, comme ses yeux dans l’infini du ciel. Il lui semblait avoir trouvé enfin ce qu’inconsciemment il cherchait depuis toujours : une lice à sa taille pour les combats auxquels aspirait son ambition. Des voitures passaient, autos luxueuses ou victorias traînées par deux chevaux de race soigneusement appariés ; à l’arrière un homme à cheveux gris, le front ridé, sans doute par les calculs. Des femmes en chapeaux ruisselants de plumes : épouses ou filles des rois du monde ; des grands commerçants, des industriels, des banquiers. Michel les regardait sans envie ; car une voix secrète à laquelle il prêtait une oreille complaisante l’assurait qu’un jour viendrait où il aurait son tour ; qu’un jour, lui aussi vaincrait la Ville.

En attendant, il vivait une vie pleine de découvertes anodines : les cinémas à dix sous, où toute une vie sautillante et curieuse passait sur l’écran ; les restaurants Northeastern, avec leurs aboyeurs en toque blanche qui lançaient des ordres tonitruants à d’invisibles cuisiniers, les étalages gênants et capiteux du corsetier, et tant d’autres choses nouvelles pour lui.