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LE POIDS DU JOUR

Cité. Une rumeur immense, partout autour de lui, venant des quatre points cardinaux. Flottant au-dessus de lui, mêlée à la fumée lourde du ciel. Et même, sous ses pieds ; en grondement souterrain, comme annonciateur de quelque séisme. Tout cela et l’air vicié de la Ville, Michel l’absorba d’un coup. Ses épaules s’ouvrirent et ses côtes se soulevèrent à plein effort pour faire pénétrer en lui cette haleine âcre et puissante, tout comme, dans l’immensité des champs campagnards, l’homme des villes dilate ses poumons pour les imprégner de l’air frais et généreux qui le vivifie.

Le jeune homme resta là encore un moment, à regarder les gens apparemment tous pressés, tous courants, et les choses pour lui curieusement heurtées. En tout cela il se sentit profondément isolé, mais d’un isolement combien différent de celui, bizarre et familier, qui ne l’avait jamais quitté pendant les années de Louiseville et auquel il s’était fait au point de ne le plus ressentir. Là-bas, dans ce bourg, chez lui, où jamais il n’avait été tout à fait à l’aise, où il se sentait effacé et diminué, les gens certes le connaissaient et le reconnaissaient. Mais ils n’étaient liés à lui que par les fils ténus de la trame quotidienne et commune et non par les attaches aimables de la camaraderie. Dans la rue principale, rencontrer un visage inconnu lui était un sujet d’étonnement ; et le salut, de la main envers les hommes, du chapeau envers les femmes, n’y était qu’un signe de reconnaissance vide de toute intimité.

Tandis qu’ici, dans ce tourbillon qui l’avait désorienté au premier abord mais auquel il lui semblait, — il en sentait un sourd orgueil — se faire déjà, il cherchait vainement un visage qui ne lui fût pas étranger ; une image, chose ou personne, qui le reliât à tout ce qui avait été sa vie jusque-là. Plusieurs fois, en ces quelques minutes, soit dans la volée de ceux qui sortaient de la gare, soit dans la procession de ceux qui, indifférents, passaient rapidement sur le trottoir, il avait cru reconnaître une silhouette connue. De plus près, chaque fois, il avait constaté son erreur. Tout ici lui était pleinement étranger, décor et acteurs. Et cette solitude lui fut bonne. Il en ressentit une espèce de détente que jamais il n’avait goûtée.

Il était sans but immédiat ; et cela aussi lui était bon. Demain, après demain, le plus tard possible et quand l’envie lui en prendrait, il verrait à ses affaires. Il rendrait visite à monsieur Lacerte et il irait au bureau-chef de la banque. Mais pour quelques heures, pour quelques jours encore il se laisserait bercer par le flot mouvant de la grande ville, il se fondrait en elle et se donnerait l’illusion d’être une des gouttes d’eau de cette mer bruissante.

Une pointe de faim le remit en marche. Descendant la courte pente, il déboucha dans une rue large et houleuse au delà de laquelle s’étendait un parc qui lui parut immense. Il se sentit en pleine ville. Deux jeunes filles,