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HÉLÈNE ET MICHEL

dormir dans le calme d’une mort éternelle près de Ludovic Garneau et des grands-parents Garneau que Michel n’avait pas connus.

Michel recula, sortit de la pièce et en ferma la porte derrière lui. Dans la cuisine, madame Gravel et madame Lang avaient profité de son absence pour tout ranger. Sur la table voisine de l’évier, prévoyantes, elles avaient laissé, couvert d’une mousseline contre les mouches, un peu de jambon froid et des pommes de terre, pour son déjeuner du midi.

Il monta à l’étage, passa de la chambre de sa mère à la sienne. Il s’assit sur son lit puis se leva l’instant d’après pour jeter distraitement un regard dans le grenier, cherchant obscurément quelque chose, il ne savait quoi, quelque chose qui lui manquait et qui était simplement son chagrin.

Il redescendit dans la cuisine le cerveau vide, le cœur engourdi, la gorge serrée mais les yeux secs. Un filet d’eau courait sur le plancher. Michel s’aperçut qu’on avait oublié le plat de vidange sous la glacière. Il le vida soigneusement dans l’évier. En le replaçant, il aperçut une petite feuille de papier jaune tombée derrière le meuble. C’était une note pour le boulanger. Il lut :

« Pas de pain aujourd’hui, » écrit de la main de sa mère.

Alors il sentit subitement dans ses paupières la pression des larmes accumulées. Il coucha doucement sa tête sur son bras replié et, affalé sur la table de la cuisine, il se mit à sangloter violemment, durement, des sanglots cahoteux qui sortaient à gros bouillons de son cœur éclaté. Puis les secousses se firent moins aiguës. Il pleura simplement, en roulant la tête sur son bras :

« Maman, maman, maman, maman, maman, maman… »

Quand il se tut, ce fut le silence dans la petite maison. Il était seul désormais, seul en une solitude inimaginable, seul dans cette ville où personne ne lui était rien. Renversé sur sa chaise, la tête au mur, les yeux fermés, il songea qu’il eût été doux d’avoir comme les autres des frères et des sœurs qui eussent porté leur part du fardeau commun de leur deuil. Il se souvenait pourtant d’avoir été égoïstement heureux de n’avoir pas à partager cette maman adorée dont la mort donnait subitement au monde entier une couleur différente et lugubre. Il ouvrit les yeux et vit le soleil de midi qui entrait par la fenêtre. Il sentit alors qu’il haïssait ce soleil.

Tout à l’heure il n’était point seul. Quelques personnes avaient marché avec lui derrière le corbillard neuf : monsieur Jodoin, son patron, allant à pas somptueux en tenant son melon d’une main gantée de gris dont il gardait le pouce soigneusement caché pour qu’on ne vît point qu’il était usé. Monsieur Grosbois, le maire, s’était montré au moment du départ ; il avait même pris place dans le cortège mais pour s’esquiver après quelques