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HÉLÈNE ET MICHEL

bicyclette et madame Laganière un manteau de rat musqué. Pour ce qui est de Grosbois, personne mieux que Michel ne savait la grosseur des dépôts bancaires qu’il avait faits à cette époque ; jusqu’au moment où il avait acheté d’un coup quatre mille dollars d’obligations.

Or après une campagne électorale de quelques jours, le scrutin eut lieu : Grosbois l’emportait, par une faible majorité, il est vrai, mais il l’emportait. Il serait désormais Monsieur le Maire ! Mais ce triomphe, il le devait à un trait d’astuce, à un trait de génie de Georges-Édouard Gendreau, propriétaire de l’hôtel Canada et son principal agent électoral.

Le vote devait avoir lieu un lundi. L’avant-veille, samedi, dans la soirée, Bouteille avait subrepticement fait le tour d’une trentaine de maisons choisies : celles des gens besogneux et qui, sur les listes secrètes, étaient pointés comme favorables à la candidature de monsieur Latour. Tout en leur recommandant le plus grand secret, l’émissaire leur avait donné des instructions précises sur l’heure où ils devraient se rendre au bureau de scrutin et sur la façon de faire leur croix. Et en partant, il avait glissé dans la main de chacun un billet de deux dollars en ajoutant :

« Prenez ça pour boire un coup à la santé de not’maire, monsieur Latour. Trompez-vous pas : sur le papier c’est pas le premier nom, c’est le second, celui d’en dessous. Prenez-ça. Comme ça, je suis certain que vous voterez du bon bord ! »

Jusque-là rien que d’ordinaire et de normal, sauf de voir chez monsieur Latour l’ambition triompher de l’avarice. Les gens avaient même trouvé amusant de voir ce damné Bouteille travailler en sous-main contre monsieur Grosbois.

Mais la suite de l’histoire, que l’on ne connut que plus tard, atteignit des sommets inimaginables.

Le lendemain matin, dimanche, veille du scrutin, une demi-heure avant la grand’messe, monsieur Grosbois se présentait en trépignant à la porte du presbytère. Les cheveux en tourbillon, le chapeau sens devant derrière, sans cravate, il insistait pour avoir avec monsieur le Curé une entrevue de la plus extrême urgence. En quelques mots furieux, il révélait au chanoine Desgroseilliers ce qu’il venait d’apprendre de source absolument sûre : voyant que lui, Grosbois, allait être élu, un agent de monsieur Latour était passé chez certains électeurs sans scrupules ou simplement dans le besoin et pour deux dollars avait acheté leur vote.

La réaction de monsieur le Curé était inévitable. Car il ne se faisait d’élection dans la paroisse que la chaire ne retentît d’une homélie sur l’honnêteté électorale et d’une mercuriale contre les pratiques déshonnêtes de certains candidats. Monsieur le chanoine Desgroseilliers, qui avait