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la sentinelle

mer, esquisser des gestes noueux et forts : tout droit, pour ensuite descendre virilement vers la terre et la mordre, mordre et déchirer le linceul morbide. Il y avait surtout à mon côté cette voix, cette voix obstinée d’homme fidèle qui ne doute pas, qui ne peut pas douter, qui empêche que l’on puisse douter.

Jean Vaudois était là, tête nue sous le marteau brûlant du soleil, aveugle à ce qui nous entourait, le balancier de son esprit arrêté depuis… quarante ans par un étrange délire né de la fièvre ; pour Jean Vau­dois, il n’y avait pas d’années qui ajoutassent chacune une pelletée de temps à cette sépulture ; tout n’était que le recommencement d’un temps à jamais immobile. Pour lui le temps n’était plus, le temps était mort. Ce qu’il m’avait dit, il se le disait lui-même, indéfiniment, comme un phono détraqué dont l’aiguille retombe chaque tour dans la même rainure…

Un son lointain de klaxon. Mon chauffeur.

— Il me faut repartir…

— Alors vous voyez, monsieur. Dites-lui bien que vous avez vu. Tout est en ordre. Vous pourrez faire rapport à la Compagnie ; monsieur de Lesseps sera content.

Cette fois j’avais pris les devants pour fuir cette voix calme, calme effroyablement.

De chaque côté les lianes tendaient leurs amarres et les fougères hissaient leurs palmes. Mais je courais presque. À travers les fûts mêlés des figuiers sauvages je croyais par moments voir surgir de longs hangars fumant de la fumée ouvrière, des campements agités d’une vie prodigieuse, toute tendue vers le grand œuvre. Puis cela s’effaçait devant un souvenir précis : sous cette litière en fermentation, des hommes se dis­solvaient, des milliers et des milliers d’hommes tués par La fièvre.