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la sentinelle

J’aurais dû me méfier. Quand j’avais demandé passage, le commissaire avait eu l’air surpris, presque ennuyé. Ma curiosité avait fait des siennes et en insistant j’avais obtenu une cabine, flairant quelque extraordinaire aventure. Pour moi, cela sentait la flibuste.

Or mon « pirate » n’était que le plus vulgaire des caboteurs. Nous avions touché l’île Margarita, puis Curaçao, chargeant d’innocents barils de mélasse. Nous étions alors revenus à Puerto Cabello, puis plus en arrière encore à La Guayra. Deux jours à attendre « des ordres » ; nous étions restés là, à dix encâblures du quai, écrasés par la masse ébouleuse des Andes qui accourues de la fine pointe de l’Amérique, remontant tout le long du continent, viennent là crouler en avalanche dans la mer. Accrochée à ce mur vertical et tenant par miracle, une grappe de maison multicolores ; au-dessus des sommets aigus, des points noirs qui sont les zopilotes en quête de charognes. La ville a une rue et demie ; le reste, des échelles, ou tout comme.

De là, nous passâmes à Carthagène ! Furieux, j’avais demandé des explications au capitaine. La réponse avait été simple et nette :

— Vous avez demandé si j’allais à Colon. Je vous ai dit que j’allais à Colon. Quand ? Vous ne l’avez pas demandé. Nous serons à Colon un jour ou l’autre. Si ça ne vous va pas, je vais faire descendre la chaloupe… Non ?… Bonjour.

Le lendemain soir nous étions… à Baranquilla…!

J’avais raté le Santa-Anna. Mais je suis tenace et j’étais buté. Le port d’attache de notre Pernambouc était la Nouvelle-Orléans ; j’irais jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Jusqu’au bout ! Cela devenait une lutte entre le bateau et moi. Il finirait bien par se rendre et