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nocturne

pour cet instant où il les reverrait. Lorsqu’il retombait au creux des vagues, il lui semblait perdre pour tou­jours contact avec la terre, avec le monde, avec la vie. Il avait crié au début, espérant être recueilli ; non par un navire, certes. Il connaissait la cruauté des ordres pourtant nécessaires : ne point s’arrêter, fuir. Mais d’une chaloupe on l’entendrait peut-être. Un moment il crut avoir été repéré ; le mouvement des avirons s’était interrompu. Une embarcation semblait revenir tandis qu’à l’avant il devinait la forme d’un homme qui, dressé, fouillait des yeux l’obscurité mobile. Il se mit à crier plus fort, à hurler ; mais l’homme se rassit et le mouvement cadencé des avirons reprit. Alors il se sentit abandonné.

Il nageait quand même, confiant dans sa force. Deux fois déjà, il avait échappé à la gueule ouverte du monstre, dans la Méditerranée et en plein milieu de l’Atlantique.

Sur la rive lointaine, des lueurs basses couraient. Les explosions avaient réveillé le village. Bientôt les premières chaloupes toucheraient terre. Les naufragés seraient accueillis par des âmes pitoyables ; il y aurait de chaudes couvertures, du café odorant, de l’alcool surtout, qui brûlerait la bouche mais ferait couler sa lave généreuse dans les profondeurs du corps, jus­qu’aux extrémités.

Une crampe le rappela à la réalité, au froid qui l’enveloppait d’une mortelle armure et sa souffrance s’accrut de ce que son imagination venait de lui figurer. Il se rappela ces gens qui perdus dans un désert de sable croient apercevoir au loin un lac d’eau douce qui n’est que mirage ; perdu dans ce désert fluide et glacé, il se prit à envier la mort de ceux que tuait la chaleur. Au moins pour ceux-là, la vie sortait d’eux ; tout n’était-il pas préférable à l’agonie