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nocturne

la cuisse,… le genou…, le mollet…, la cheville…, le soulier. Bon ! Jambe gauche : cuisse…, genou… Le pantalon était déchiré ; mais ses doigts perçurent la fermeté du mollet tendu. Il le serra doucement, pour bien sentir sous la peau le jeu délectable des muscles vifs. Il était intact.

À force de bras, il fit un rétablissement mais faillit choir de nouveau. Le pont inclinait violemment, glissait sous ses pieds. On criait vers l’avant et une chaloupe brutalement jetée à la mer fit un bruit de chose qui s’engouffre. D’un escalier éventré sortaient des hommes noirs qui couraient de-ci de-là, puis dispa­raissaient par-dessus le bordage. Il courut à son tour.

Le plat-bord n’était plus qu’à quelques pieds du niveau de la mer ; l’homme sentit frémir longuement la coque mortellement blessée. Devant lui une cha­loupe remplie passa, car le navire, son hélice tournant encore, continuait de courir dans le noir, couché sur le flanc comme une bête agonisante.

Un moment, ce fut le silence. Puis la nuit fut déchi­rée par un cri, un seul, mais fait de plusieurs voix tordues, un cri venu des entrailles même du vaisseau, du fond de l’épouvantable plaie ouverte par la torpille ; le cri atroce et strident de ceux qui allaient mourir.

Il plongea machinalement, par réflexe.

L’eau glacée lui saisit brusquement les chevilles. Puis il lui parut que des blocs de glace s’accrochaient à ses pieds, à ses jambes, à ses bras, tandis qu’un corset de glace se nouait à ses flancs. Bon nageur, ses bras se mirent instinctivement à faire les gestes rythmés. « Il faut s’éloigner… nom de Dieu !… ne pas être entraîné quand le bateau coulera… s’éloigner… au plus tôt… Mes souliers me gênent… ; tout à l’heure… Mais s’éloigner d’abord,… loin,… plus loin. »