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l’héritage

montant gagnait sur eux ; dès ce moment, l’eau n’avait point touché le sol brûlant qu’elle était aspirée violemment vers le ciel. Toute la famille s’obstinait, travaillant ainsi rageusement ; puis, quand midi triomphait, immanquablement le maître s’arrêtait dans son champ ; il levait vers le ciel d’airain un front moite, cherchant les signes, espérant surtout une saute du vent qui enfin tournerait sud-est.

Parfois l’air se faisait plus épais, saturé de cette eau que demandait la terre dévorée de soif ; on respirait de la vapeur comme en une chaudière. Une nuée naissait à l’horizon, imprécise d’abord et qui, petit à petit, mangeait un morceau d’azur. Alors on pouvait voir les paysans hors de la maison, hommes, femmes, enfants, les yeux tournés vers l’orage promis, regardant l’immense oiseau glisser dans le ciel sur ses ailes effrangées, espérant qu’il se poserait enfin sur eux et leurs moissons. Puis traînaient à l’horizon les écharpes de la pluie ; mais hélas ! ailleurs, toujours ailleurs. Il plut une pluie de dernière heure, juste au moment où la terre condamnée n’espérait plus sa grâce ; une pluie abondante, fouettante ; mais ce fut non pas à Grands-Pins mais quelque part du côté de Saint-Sulpice, là où les terres moins maigres étaient moins nécessiteuses.

Albert s’abandonnait à une voluptueuse lâcheté. Au début lui aussi, comme les autres, avait tenté le sauvetage, hissant vers ses champs, sous les coups de massue du soleil, cette eau que refusaient les célestes fontaines ; puis il avait renoncé. Chez les voisins, on était six, huit, dix ; il était seul.

Et, surtout, un dégoût s’était emparé de lui, un dégoût paisible et fort, né de son impuissance. Il se rendait compte maintenant que la nature n’était point simple et que pour lui le livre était illisible.