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le bonheur

détourner. Et le fou et la religieuse se regardèrent mutuellement avec une généreuse pitié.

Une mémoire inconsciente lui venait parfois de l’usine rugissante et de la machine à laquelle il avait si longtemps été asservi ; alors, assis sur le parquet, il refaisait les gestes habituels. Mais sa chimère l’enlevait d’un coup d’aile immense et il se mettait à brasser d’étonnantes opérations d’où sa fortune, incalculable, sortait décuplée. L’usine ! il y avait longtemps qu’il l’avait achetée, payée en or et offerte en cadeau à p’tit Louis, le balayeur… un pauvre idiot !

Alors il se mettait à rire, d’un rire prolongé de la gorge, d’un rire heureux et maniaque, qui faisait froncer les sourcils à ses voisins occupés à se confectionner une tiare de papier tenture, ou attentifs à écouter l’archange Gabriel installé à demeure dans leur intestin droit.

Le traitement durait depuis onze semaines et le médecin-chef commençait à douter, quand se dessina une amélioration. Cela se reconnut à ce que le pauvre malade devint plus taciturne. Bientôt apparurent des lueurs de raison comme à l’aube nouvelle se dessine une clarté. Petit à petit, on s’attacha à lui rendre conscience de son état d’homme ; on lui fit toucher d’un doigt hésitant et incrédule la réalité précise et nette des choses quotidiennes. Et à mesure que se rétablit l’esprit dans son assiette logique naquit et et grandit la honte de sa folie. Au sourire défiant et sceptique qui avait effacé le rire triomphant, se substitua le froncement des lèvres de l’attention.

Et enfin, après cinq autres mois, la porte extérieure s’ouvrit sur le monde réel. Le savant maître put ajouter un numéro à la liste déjà impressionnante qui allait prouver la valeur du nouveau traitement. Une grande découverte était née.