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LE BONHEUR



Il avait épousé, il y avait de cela quinze ans de vie dure, une grande femme maigre et osseuse, au verbe brutal, au teint affadi par les interminables séances à la cuisine et au-dessus du baquet à lessive. Il en avait eu onze enfants dont il restait cinq, par miracle. Tout cela peuplait, cette année-là, les quatre pièces au deuxième d’un taudis de la rue Labrecque ; encore fallait-il pour le trouver s’enfoncer dans la cour. Qu’importait ! Au prochain premier mai on prendrait cliques et claques, les meubles à trois pattes et les matelas crevés, et l’on changerait une fois de plus de domicile, comme tous les ans. C’était là une nécessité, bien plus, une habitude. Le loyer était impayé. Ma­ dame était à langue tirée avec les voisines. Les enfants avaient cassé trois carreaux en deux semaines. Quand février arrivait, commençait la chasse au logement. Cela donnait à la femme l’occasion d’aller mettre le nez dans le linge sale d’autres familles, sous prétexte de visiter des logis. On comptait les années par les différentes adresses ; on commençait même à en oublier.