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le sacrilège

« Aoué aoué, té ouahiné tahiti »
« Araoueta aoué ea otié »

Instinctivement les deux hommes se mirent à fredonner :

« Po aoro té papio »
« Té oro te houahiné »

Bernier leva les yeux vers le sud, là où les points d’or étaient plus nombreux et plus mobiles dans l’immensité de la paix nocturne. Ce ciel même lui était encore nouveau. Entre le zénith et l’horizon s’affirmaient les feux réguliers de la Croix du Sud, touffe de diamants dans la traîne légère de la Voie Lactée. Jamais il ne s’était senti si loin de tout, aussi hors du monde. Le temps n’existait plus ; tout était espace.

— Vous n’avez pas entendu parler de Lémann, à Papeete ?

— Lémann, non, je ne crois pas. C’est… Lémann qui tout à l’heure… ?

— Oui ; il s’appelle Lémann, ou Lemane, quelque chose comme ça. C’est du moins le nom qu’il donne. À Vavaou, on l’appelle Mémané ; il n’y a pas de L en tahitien.

— Et qu’est-ce qu’il fait ici ?

— Ce qu’il fait à Vavaou… ?

Toupaha avait eu un ton surpris comme si la question eut été extraordinaire au point de ne mériter pas de réponse. Mais cela déjà était une réponse pour Bernier qui après trois mois de Polynésie commençait à comprendre un peu les îles et ses habitants. Indigènes ou Européens, que faisaient-ils dans ce pays ? Rien. Les naturels maoris se laissaient vivre doucement d’un matin à l’autre, se construisant une case de feuilles de pandanus tressées lors de leur mariage : puis attendant que la faim se fît sentir pour descendre à la mer grouillante de poisson que l’on pêche au har-