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le sacrilège

Mais Toupaha écarta d’un geste l’importun. On allait virer. Le matelot carguait précipitamment la voile et le foc pour n’entrer dans la passe étroite qu’avec le moteur. On était déjà engagé ; et de chaque côté les vagues se brisaient sur les massifs de corail dont les arêtes égratignaient presque la coque fatiguée.

Le Taimanou écrasait le navire de sa masse et à son pied le lagon était une flaque d’encre. Toupaha regarda un instant derrière lui, prenant comme repère le nuage pâle de Maupiti, au ras de l’horizon, franc ouest.

Mé matai ! dit-il avec un soupir de soulagement, le même chaque fois qu’il avait réussi ce passage difficile.

Un quart d’heure plus tard ils étaient dans la case de Ouité et la vahiné faisait les honneurs du menu prévu par le capitaine, avec en plus un plat de poisson cru mariné dans le limon et le lait de coco. Il faisait déjà nuit noire. On en était au café lorsque des pas retentirent sur la véranda.

Ia orana ! dit Ouité, qui bien que parlant français, s’obstinait à parler tahitien.

— Salut ! répondit le nouveau venu, debout dans la porte.

Mal visible dans la lumière falote des deux lampes à pétrole, c’était un homme de taille moyenne, ni gras ni maigre, vêtu comme tout le monde d’une chemise à col ouvert et d’une culotte. Ses cheveux, éclaircis par l’âge, car il pouvait avoir quarante ou cinquante ans, étaient d’un blond que le soleil et les années avaient pâli au point de les faire presque blancs, surtout à côté du hâle profond du visage.

Il échangea avec Ouité quelques mots en tahitien puis se tournant vers les dîneurs :

— Tu as mes cigares, Toupaha ?