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l’étranger

« J’y songeais autrefois. Rarement, mais parfois, j’étais inquiet. Je savais que tout ce que j’avais quitté ne m’était plus rien. Pourtant au fond de mon cœur s’agitait non pas un regret, mais l’inquiétude de le voir apparaître un jour. Je craignais que plus tard, quand la vieillesse prochaine m’aura engourdi les membres et l’esprit, ma poitrine soit rétrécie et ma paix gâtée par des souvenirs importuns. Et c’est de cela que j’ai voulu par avance me guérir. »

« C’est pour cela que j’ai fait ce voyage, pendant que je le pouvais encore. J’ai voulu revoir de mes yeux dessillés tout cela qui est laid et mauvais, factice, brutal. J’ai voulu me rendre compte que tout cela, — et vous tous, — ne m’est plus rien. Et je suis guéri, par Allah. »

« — Mais les tiens ?

« Il ne m’entendait point. « Je suis bien guéri », répéta-t-il de sa même voix redevenue plus calme encore et plus étrangère. « Désormais quand j’entendrai aux extrémités du jour le muezzin chanter sous mon ciel bleu, du haut de ma mosquée de Démavend, je bénirai le nom d’Allah, qui protège les vrais croyants, et je ne serai plus rien qu’un vrai fils de l’Iran, qu’un Asiatique, si vous voulez. »

« — Mais, m’écriai-je, stupéfié, tu ne t’es pas fait musulman ?

« Il inclina gravement la tête en signe d’assentiment.

« — Alors tu crois en Mahomet ? Sérieusement, toi, Robert Lanthier, Canadien français ! Sans blague ! Tu sais bien au fond que toutes ces âneries… »

« Il redressa brusquement la tête avec une vivacité qu’il voulut aussitôt brider ; mais ses yeux luisaient étrangement.