Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/109

Cette page a été validée par deux contributeurs.

109
l’étranger

« Je voulus voyager à petites journées, m’enfonçant dans l’intérieur avec les caravanes de marchands. Pour eux j’étais toujours le farenghi, l’étranger. Mais insensiblement se transformait mon cœur. Sans que je m’en rendisse compte mes yeux s’ouvraient à l’esprit de l’Islam. Bientôt je pus passer pour l’un d’entre eux. Non pas comme votre Loti, orgueilleusement, prétentieusement, se croyant Oriental de cœur parce qu’il l’était de vêtement. Non, mieux que cela, honnêtement, humblement… »

« Il s’était interrompu, les yeux fermés. Je le percevais mieux maintenant dans cette ombre et ce silence auxquels mes yeux et mes oreilles s’étaient habitués, dans cette attitude que son discours avait dépouillé de son étrangeté pour me la rendre presque normale. Il avait repris le long bec du kahlian : il s’était remis à fumer doucement et sa main en un geste machinal ramenait doucement sur sa longue barbe de nuit la fumée lourde du parfum de l’eau de rose. On n’entendait plus que le grésillement des charbons et le gargouillis léger de l’eau dans la pipe. Je sentis qu’il s’était arrêté à la frontière de son récit, au delà de laquelle s’étendait toute une contrée qu’il hésitait à m’ouvrir. J’attendis.

« Nous restâmes ainsi assez longtemps silencieux. Puis soudain j’entendis une voix nouvelle, la sienne, mais combien adoucie, rêveuse. C’est à lui-même qu’il parlait maintenant :

« … Il y a des dattiers autour de ma maison… et des roses… et des jasmins. Il y a une fontaine qui chante. Il y a surtout la paix… »

« — Et tu ne songes jamais…

« Il me fixa d’un regard aigu sous les sourcils contractés.